par Marc Haven
En tout homme, il y a un besoin inné de connaître l’origine, la nature réelle et la destinée de tout ce qui existe, à commencer par lui-même, et il semble bien que cette aspiration n’aurait pas été placée dans son cœur si elle ne devait être satisfaite. Or quels sont, depuis sa naissance, les velléités, les efforts et les égarements qui jalonnent sa marche vers le Vrai ?
Par la pureté de son âme vitale, le nouveau né est en harmonie avec l’Âme universelle. Plus tard, à l’âge où il commence à parler, les liens qui l’unissaient inconsciemment à sa souche, se transforment en une communion intuitive avec les créatures. Les innombrables vies de la nature lui tiennent un langage direct et confidentiel ; les visages ne lui sont pas fermés, et sa candeur entrevoit dans les cœurs des beautés interdites aux jugements des adultes. Mais la joie qu’il en éprouve est mêlée d’une vague souffrance, causée par l’incompréhension des grandes personnes, ou par l’obscur pressentiment que cette perception lui sera ravie par la marche du temps.
[…] Avec la croissance, l’individualité s’affirme chez l’enfant, l’opposition entre le moi et le non-moi se fait plus précise ; son intelligence se développe ; il apprend, par expérience, une foule de choses d’ordre utilitaire. Puis le voici, trop tôt peut-être, sur les bancs de l’école. Quelle est la valeur de l’instruction qui lui sera dispensée ? Quels bienfaits, quels apaisements, quelle certitude lui procurera-t-elle ?
Pour répondre à ces questions, essayons de nous faire une idée exacte des facultés qui sont les instruments du savoir humain. Le cerveau n’est ni l’âme ni le siège de la vie, il n’a qu’un pouvoir de défense et d’arrêt sur les réactions spontanées de l’être vivant. L’intelligence est une faculté, plus ou moins bonne, d’analyse, de raisonnement, placée sous la dépendance du cerveau. Elle observe subjectivement les êtres, les choses de l’Univers par l’intermédiaire des sensations, et elle essaye d’établir les successions, les règles des lois universelles […]
[…] notre perception et notre compréhension actuelles du monde ne nous donne pas la connaissance du Réel ; elles traduisent seulement la conscience personnelle que nous en avons. Il s’en suit que notre être extérieur se meut dans l’illusion que l’Univers, tel qu’il lui apparaît, est une réalité essentielle et permanente.
Les connaissances acquises au cours des études scolaires à tous les degrés, ou accumulées par des travaux intellectuels qui absorbent des vies entières […] n’atteignent pas la nature réelle des choses et, bien qu’elles ne s’opposent pas à notre illumination, elles sont sans rapport immédiat avec la véritable connaissance […]
Cela ne signifie pas qu’il faille sous-estimer nos facultés intellectuelles ni les mettre en veilleuse ; leur activité est aussi utile que celle de tous nos organes, pourvu qu’elle s’harmonise avec notre mandat. Dans une vie simple – et toute existence peut être vécue simplement –, les connaissances humaines tendent, au cours d’une activité professionnelle normale, à s’accorder avec les pulsations de la vie. Les données des sens et de l’intelligence y sont sans cesse rectifiées par la perception intuitive des forces en jeu dans un champ d’action limité. Ce que nous apprenons ainsi concourt à la perfection de nos travaux. Or, il ne faut pas l’oublier, c’est dans le labeur quotidien que la vie spirituelle prend naissance.
[…] Ce [que le Vieux Philosophe] rejette, c’est l’erreur d’accorder une importance capitale à la culture intellectuelle considérée comme une fin en soi ; ce qu’il déplore, c’est la curiosité scientifique, qui multiplie ses investigations sur le seul plan matériel, en délaissant de plus en plus la Source unique de toute vérité […]
Cette déviation, sur le plan intellectuel, va de pair avec la soif des richesses, des honneurs et du pouvoir, sur le plan matériel. Lorsque la mémoire s’enrichit d’apports nouveaux et que l’érudition grandit, parallèlement le moi se boursoufle et devient son propre obstacle à la connaissance spirituelle […]
C’est en lui, dans le silence vrai, toutes portes des sens étant closes au monde extérieur, que l’homme peut communier par son cœur spirituel avec la Réalité éternelle. Encore faut-il qu’il prenne conscience de son être véritable, qu’il ressuscite en lui le sens du divin et fasse battre à nouveau ce cœur spirituel qu’il a laissé s’atrophier. Il ne pourra qu’en se consacrant de toutes ses forces, de toute son âme, avec une ardeur inlassable, à l’œuvre de sa régénération. Cette œuvre a pour fondements deux lumières qui sont l’une dans l’autre et croissent l’une par l’autre : l’humilité et la connaissance de soi-même.
L’humilité ne s’acquiert pas en se méprisant systématiquement, ni en se considérant à priori comme inférieur aux autres. Elle naît spontanément chez celui qui cesse de se répandre au dehors pour chercher objectivement en lui ce qu’il est. Il se rend compte que son individualité dépend de la Vie universelle dans laquelle il est immergé […]
[…] Cette maxime justement célèbre [« Connais-toi toi-même »], ne signifie pas : étudie, analyse tes penchants, tes défauts, ton subconscient, pour les corriger ; ton caractère, pour savoir ce que tu peux tirer de ton moi ; mais : fais le silence en toi pour que le Soi, la grande Voix, parle, que ton esprit arrivant à découvrir en toi son essence éternelle, soit illuminé par le Tao.
Marc Haven & Daniel Nazir, Tao Te King, Aperçus sur les Enseignements de Lao Tseu, Dervy-Livres, 1986, pp 175-190
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