par Jules Legras
Lorsque j’ai fait à Sens la connaissance de mes futurs amis Lalande, le plus jeune des deux frères, Emmanuel, était un adolescent dont l’intelligence frappait, même à côté de celle de son aîné,et qui avait des traits singuliers de sensibilité et d’une espèce de sauvagerie. Ce n’était pas là de la timidité; ni du dédain, car il était infiniment bon : c’était plutôt une sorte de refoulement, le besoin de se reposer, à l’ombre des songeries intérieures, de la vie monotone et cahoteuse. J’avoue que j’étais fortement attiré par cette tournure d’esprit, et que, lorsque l’âge eut comblé la différence de deux ou trois ans qui nous séparait, c’est par là sans doute que je me sentis particulièrement lié à mon ami.
Nous étions tous les trois, André, Emmanuel et moi, élèves du Lycée de Sens. J’étais l’aîné du groupe : mes amis étaient externes, j’étais demi-pensionnaire. Outre la sympathie qui nous avait d’abord rapprochés, des goûts communs, je pourrais dire une passion commune, celle des sports, nous tenaient fortement unis. Nous étions en particulier d’ardents canotiers et des nageurs impénitents : nombre de nos après-midi se passaient sur l’Yonne ou dans l’Yonne.
En outre, je voyais assez souvent mes amis chez eux, lorsque j’allais,dans le vaste jardin attenant à la maison qu’occupait leur famille au faubourg Saint-Savinien, m’exercer avec eux au tir à la carabine et au revolver. C’est avec eux encore et, en particulier, sous la direction d’Emmanuel, que je fis, près du Plessis-Saint-Jean, ma première ouverture, la plus belle de toutes, et dont le souvenir m’est encore présent après un demi-siècle ou peu s’en faut. Puis vint la bicyclette, qui fit tort au canotage à rames et à voile.
Sans compter les liens de sympathie qui m’attachaient à André, très brillant élève de la classe qui suivait la mienne, une amitié d’abord un peu timide, comme tout ce qui émanait de lui à cette époque, m’avait rapproché de son jeune frère : peu à peu cette amitié devint plus confiante, et c’est elle seule qui m’autorise maintenant à juxtaposer mes modestes souvenirs à ceux de ses proches ou de ses disciples qui sont autrement riches.
Les deux frères appartenaient (leur oncle étant maire de la ville) à la jeunesse plus ou moins dorée de Sens, et ils avaient de belles relations. Souvent ils prenaient part à des réunions de jeunes gens, auxquelles il m’invitaient ou me faisaient inviter çà et là. Mais, et ce trait m’était commun avec Emmanuel, j’avais souvent l’impression d’y être de trop et de ne pus savoir me mettre complètement à l’aimable diapason des familles présentes. J’appartenais d’ailleurs à une société un peu différente de celle que fréquentaient mes amis, à une société moins élégante, moins mondaine, et surtout moins jeune. Mais la rivière restait entre nous un lien indissoluble, et c’est grâce à elle peut-être que nos sentiers ne se sont jamais écartés.
Lorsque je quittai Sens pour entrer au Lycée Louis-le-Grand, où je devais, une fois réparé un cuisant échec au baccalauréat, me préparer à l’École normale, je restai en active correspondance avec Emmanuel. Son caractère évoluait. À l’enfant volontiers renfermé sur lui-même, tout en étant infiniment affectueux, succédait un jeune homme dont l’ardeur éclatait par accès, mais qui, de plus en plus, m’apparaissait comme orienté vers les régions mystérieuses de la pensée. En outre, il était poète. Nous étions tous alors préoccupés de poésie, et moi qui n’avais en ce domaine ni facilité ni ombre de talent, je n’en avais que plus de plaisir à admirer et à encourager deux de mes amis que je savais être, sur ce terrain, très sûrement doués : Emmanuel Lalande et Gaston Méry. Emmanuel m’écrivait volontiers de petites chroniques rimées et fort joliment. J’ai perdu tous ces papiers, mais une feuille, du moins, s’est retrouvée chez moi, et bien qu’elle ne donne qu’une idée bien pâle de la gentillesses des fantaisies griffonnées au jour le jour par mon ami, je prends la liberté de la recopier ici. La première pièce est un sonnet relatif à quelque fait divers du Lycée Louis-le-Grand, probablement raconté par moi dans une lettre à Emmanuel, et que j’ai oublié. La solennité satisfaite de notre proviseur, M. Gidel, était proverbiale.
SONNET
« Je constate un fait. »
(Labiche)
Pour parodier tout ensemble
Horace, Perse et Juvénal,
Pour créer un code pénal,
Arbitraire, à ce qu’il me semble,
Pour faire un livre où l’on rassemble
Le cœur d’un poète vénal
Avec un ton sentimental
Devant lequel le bon goût tremble,
On acquiert l’immortalité ;
Alors chaque banalité,
Chaque phrase ampoulée et bête
Passe pour un trait spirituel,
Et l’on dit : « C’est le grand poète
Annoté par le grand Gidel. »
*
* *
Voici ce que contient le verso de la même feuille. Ici se sont des expériences sénonaises qui sont relatées en petits vers, dont apparemment le début est perdu. J’ajoute que Saint-Bon est une colline dominée par une chapelle et s’élevant au bord de l’Yonne. Quant au père Dufeu, c’était un brave petit vieux, bossu et fin, qui nous louait des canots.
EN CANOT
... Personne
Ne ménage ses efforts,
Les forts
Rament avec énergie,
On plie
La voile et tous ses agrès,
Après
Quoi notre barque gambade,
En rade. –
Sautant derrière Saint-Bon
D’un bond,
Le soleil baignant la rive
Arrive
Rougir le père Dufeu
Du feu
D’un dernier rayon vivace
Que chasse
Le crépuscule du soir.
Bonsoir.
10 avril 1884 – E. Lalande
Jules Legras, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 41-55
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