par Jules Legras
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J’échangeais avec Emmanuel des impressions littéraires, et nous aurions sans doute longtemps continué, si ses études ne l’avaient, peu après, poussé dans une voie fort différente de la mienne, celle de la médecine.
Pendant le début de ses études médicales, je ne rencontrai mon ami que rarement, sauf pendant les vacances ; nous étions pris tous deux par nos études. Ajoutons que nos préoccupations immédiates divergeaient. Un beau jour je quittai définitivement Paris et, désormais, nous ne devions plus avoir ensemble que des contacts assez rares, par lettre ou par visite. Mais notre amitié, au lieu de s’atténuer par ces absences, ne fit que s’approfondir, de sorte qu’Emmanuel, que je n’ai plus rencontré que par intervalles après sa sortie du Lycée, était devenu et resté l’un de mes amis les plus intimes, l’un de ceux dont le jugement moral et l’appui m’ont toujours importé avant tous les autres. C’est dire quelle affection nous a liés jusqu’au bout.
Après son entrée dans les études médicales, il commença à cultiver cette tendance vers les questions du mystère que j’ai déjà signalée. Il fit la connaissance de Papus, de Péladan aussi, je crois, et se trouva ainsi lancé dans une sorte de travail mystique qui entraînait dans son orbite jusqu’aux préoccupations d’ordre pratique. Toute sa carrière médicale et toute sa production littéraire devaient tendre à réaliser cette union entre le mystère et la vie et à étudier des hommes qui l’avaient également tentée.
D’abord, en 1892, il publie chez Chamuel, l’éditeur obligé d’alors pour les poètes, un volume de vers qu’il intitule Turris Eburnea, et qu’il signe de son pseudonyme définitif, Marc Haven. Ce volume porte la marque certaine de préoccupations mystiques, et la table des matières qu’on a lue plus haut suffirait à en faire foi.
Une héliogravure placée au seuil du volume représente un sphinx égyptien sur le soubassement duquel une femme à la chevelure éplorée est assise : cette gravure est impressionnante.
Les sujets des pièces qui s’étagent suivant l’ordre de l’échelle mystique sont divers. Une invocation liminaire à la clémence divine semble donner le ton. Puis les poésies s’alignent, s’efforçant de montrer, à propos de points de départ volontiers ordinaires, l’envolée vers les cimes. Au début seulement, un sonnet, probablement pour servir de repoussoir et montrer l’inanité de la vie quand elle n’est point transfigurée par la pensée et l’essor mystique, se termine par ces vers dédaigneux :
Bourgeois, dans mon salon bourgeois de velours riche,
J’irai faire mon whist d’un centime la fiche
Avec le receveur de l’enregistrement.
Plus loin, voici stylisés un coucher de soleil et un lever de lune ; puis la neige apparaît :
La neige tombe, ami, la neige
Éclaire la pâleur des soirs :
C’est l’hiver avec son cortège
De givre sur les arbres noirs.
Peu à peu cependant l’idée fondamentale se dessine, par exemple dans une pièce qui commence par ces vers :
Voici la nuit marraine et berceuse d’amour...
Vers son temple, à ses pieds, où s’éteignent les bruits,
Vienne le cœur navré de mystiques ennuis,
Pour chercher, l’œil blessé par l’éclat du grand jour,
Dans le calme du soir l’oubli du geste lourd
Et plonger sa douleur dans l’eau claire des nuits...
Et qui se termine ainsi :
Ô nuit...
Symbole de mon cœur, mort de désespérance,
Temple où, parmi les cris et les rires glacés,
Loin des humains et vers toi seule sont dressés
Les sceptres orgueilleux de ma reconnaissance.
Puis peu à peu l’âme du poète, gravissant les degrés des épreuves, à force de volonté s’élève et s’approche de la Rose mystique qu’il entrevoit, et du Seigneur devant qui elle s’humilie et se tait.
Ce recueil bref est ainsi tout à fait caractéristique des préoccupations intellectuelles et morales d’Emmanuel. Non pas qu’il fût à cette époque un pâle anachorète abîmé dans la prière : il fut au contraire un étudiant, puis un jeune médecin fort vivant et tout à fait conscient de la réalité quotidienne. Mais une partie de sa préoccupation, et à coup sûr, la plus approfondie, l’amenait, soit lorsqu’il était seul avec sa pensée, soit lorsqu’il s’ouvrait à un ami, à s’égarer avec bonheur dans les sentiers obscurs de l’inconnaissable.
*
* *
Lorsqu’il eut terminé ses études médicales, Emmanuel eut l’idée originale de consacrer sa thèse de doctorat à un vieux médecin qui fut extrêmement célèbre de son temps : Arnaud de Villeneuve. Ce médecin du XIIIe siècle, dont la vie se place environ entre les années 1233-1245 et 1313, s’est beaucoup occupé de sciences hermétiques : c’est évidemment la raison qui a incité Emmanuel à lui consacrer son ouvrage sous le titre de : La Vie et les œuvres de maître Arnaud de Villeneuve.
Dans une étude biographique liminaire extrêmement intéressante, où le jeune médecin fait preuve d’une méthode et d’une pénétration critiques tout à fait remarquables, nous voyons se dessiner la figure du grand médecin que fut Arnaud de Villeneuve. Nous le voyons, inquiété pour ses idées qui ne paraissent pas toutes complètement orthodoxes, mais protégé à cause de son noble caractère et de sa profonde science médicale, errer d’une ville à l’autre et même changer de pays, au gré des consultations ou peut-être par mesure de prudence.
Après la biographie, dont plus d’un point malgré tout, reste encore obscur, faute de documents, nous voyons apparaître le médecin, avec ses méthodes et ses procédés. En somme, chez ce docteur du XIIIe siècle, on devine déjà à la fois une préoccupation généralisante qui rattache entre elles certaines manifestations de la maladie, et à côté d’elle, une habitude curieuse, qui n’est peut-être au fond qu’une espèce de scepticisme appuyé sur une vaste expérience. Je veux parler de ce trait, cité par Emmanuel, qui fait adopter par Arnaud de Villeneuve certains remèdes empiriques ou de bonne femme qui ont réussi dans une occasion ou dans l’autre. C’est ainsi que le médecin, dont les mains étaient couvertes d’innombrables verrues, se confia aux soins d’un prêtre qui l’en débarrassa. Des remèdes purement empiriques sont ainsi acceptés par lui. C’est là, en somme, l’attitude que l’on voit prendre à l’heure actuelle à certains médecins, et non des moindres, soit qu’ils remettent en honneur telle recette de bonne femme, soit qu’ils en conseillent, en souriant, l’usage à quelque client avec lequel ils sont en confiance. Il y a là de leur part non pas l’aveu que la médecine est impuissante, mais une façon de s’incliner devant l’abîme d’ignorance qu’elle ne cesse de côtoyer. C’est donc un trait très moderne que nous relevons ainsi chez Arnaud de Villeneuve.
Après l’étude de la thérapeutique de son personnage Marc Haven passe à ses idées hermétiques et astrologiques. C’est là pour lui, à n’en pas douter, la partie capitale de son livre. Sans le suivre d’ailleurs dans le détail de l’étude attentive qu’il en fait, je puis signaler du moins un point du plus haut intérêt. Pour Arnaud de Villeneuve, la création tout entière procède d’une même force qui se manifeste sous les formes les plus diverses, et qu’il appelle Spiritus. Or, cette force offre tant de ressemblance avec certaines de nos idées modernes sur la constitution de la matière, qu’on ne peut s’empêcher de s’étonner. Sans doute une intuition et un mot vague ne constituent pas une découverte ; elles signalent du moins une préoccupation extrêmement sagace. À l’époque où l’on vivait encore des antiques idées sur les éléments, il n’était pas indifférent d’apercevoir, fût-ce au cours d’un rêve ou dans une brève éclaircie, le principe moderne de l’unité de la matière, unité à laquelle, et cette fois de la façon la plus nette, Arnaud ajoutait cette idée que cette matière se transforme, mais ne périt pas.
On voit qu’il n’était pas sans intérêt, pour un jeune médecin, d’entrer dans l’intimité d’un des esprits médicaux les plus éminents du lointain Moyen Age. Il en a été récompensé, car il a tracé un portrait des plus attachants du grand médecin modeste et pieux, de l’alchimiste, de l’astrologue, de l’homme qui a entrevu certains principes de la science contemporaine. Le volume tout entier est d’une qualité très supérieure à la qualité moyenne des thèses de médecine, et je viens de le relire avec un très vif intérêt.
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Jules Legras, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 41-55
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