par Jules Legras
Un autre personnage célèbre devait tenter également, on devine pourquoi, la plume de Marc Haven : c’est Cagliostro. Lui aussi il fut un personnage énigmatique, évoluant dans les régions voisines de la médecine et de l’hypnotisme. Il fut un personnage adulé et vilipendé, et fut, pour finir, assassiné dans une prison du Saint-Office. II y avait là un cas psychologique et pathologique qui était bien fait pour séduire notre ami. Qu’y avait-il en effet de réel sous les bénédictions des uns et les attaques des autres à l’adresse du « Comte de Cagliostro » ? Voilà ce qu’un livre nouveau, le dernier de Marc Haven, va s’efforcer de rechercher. Ce livre porte le titre de Cagliostro, Le Maître inconnu. Étude historique et critique sur la haute magie.
Chacun des chapitres porte comme titre l’une des injures que l’on a adressées à Cagliostro dans telle ou telle ville. D’abord l’imposteur, sans mention de ville ; puis l’escroc (à Londres) ; l’empirique (à Strasbourg) ; le charlatan (à Lyon) ; le faux-prophète (à Paris) ; l’exploiteur du crédit public (à Londres, second voyage) ; le profanateur du seul culte vrai (en Suisse et à Rome) (1)
Dans chacun de ces chapitres, Marc Haven s’efforce, grâce à la confrontation des témoignages, de parvenir à une vue réelle de ce qui s’est passé. Ainsi i1 ne lui est pas difficile de montrer que Cagliostro est tombé à Londres entre les mains d’aigrefins qui, après avoir profité de sa divination, auraient voulu la monnayer, et, devant son noble refus, se sont ligués pour pouvoir le faire condamner au mépris de toute justice. Chose curieuse d’ailleurs, et que Cagliostro signalera un peu plus tard, la douzaine de vilains personnages qui se sont ainsi acharnés à sa perte sont morts en quelques mois.
À Strasbourg, Cagliostro doit lutter contre la confrérie des médecins. Il avait, pour déplaire, deux gros défauts : il travaillait gratuitement et il guérissait : pareille conduite ne pouvait lui être pardonnée – et elle ne lui serait pas davantage pardonnée de nos jours. Il fit diverses cures retentissantes, entre autres celle d’une femme enceinte que le célèbre chirurgien d’alors, Ostertag, considérait comme perdue. Puis il fut quelque peu mêlé à « l’affaire du collier ». Partout se répètent les mêmes difficultés. Cagliostro est un homme ardent qui ne peut se confiner dans une fonction modeste. Il est plein de lui-même, et le succès qu’il moissonne semble l’y autoriser. Mais il touche à trop de choses et à trop d’intérêts pour qu’on le laisse en paix. Si, à Londres, il a indiqué à deux personnes des numéros de loterie qui sont sortis, comment ne pas comprendre ceux qui l’ont fait condamner comme escroc ? Car enfin, supprimer le hasard dans les jeux de hasard, c’est ruiner du même coup la foule des gens qui n’auront pas été renseignés à temps. Si, d’autre part, il supprime la maladie, que deviendront les médecins ? Comment ne pas comprendre que tous ceux que menaçaient de troubler dans leurs bénéfices les actes de Cagliostro n’aient pu faire autrement que lui vouloir male mort ? Et l’inquisition, ne devait-elle pas s’en mêler, elle aussi, et torturer un homme si différent des autres hommes ?
Quand on a lu ce livre passionnant, on se demande si l’on sort d’un rêve. Cagliostro, en somme, sans que l’auteur le dise jamais, nous apparaît comme un ces individus que l’on rencontre à diverses époques, et que la science ne veut pas reconnaître, mais qui existent pourtant, et qui sont capables, les uns de certains actes de divination troublante, les autres de certaines guérisons inexplicables. Seulement, parmi ces gens, dont M. Philippe était sûrement, il n’en est guère qui terminent tranquillement leur carrière. Il semble que leur hypersensibilité les brise rapidement, lorsque des événements extérieurs ne viennent pas les tuer. Leur pouvoir, en quelque sorte extra-humain, ne s’accorde ni avec une vie calme ni avec un succès durable dans la société, laquelle est à la fois si avide de l’inconnu, et si hostile à ceux qui semblent s’en approcher.
On comprend aisément l’intérêt que présentait pour le docteur Lalande la nature troublante de Cagliostro. Et l’on voit, à travers ses œuvres littéraires, se marquer sa prédilection croissante pour les choses hermétiques.
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Il ne m’appartient pas de parler du premier mariage d’Emmanuel. Je n’ai pas connu personnellement M. Philippe, mais j’ai rencontré sa fille, qui était une charmante créature de rêve. À cette époque, Emmanuel ne me croyait pas mûr pour un contact prolongé avec les questions extra-naturelles. Il ne m’en parlait que modérément, et me laissait entendre que mon scepticisme naturel ne lui permettait pas de m’introduire plus avant dans les études qui le passionnaient.
Mais les années passèrent ; le malheur s’abattit sur son foyer et sur lui-même. L’après-guerre nous rapprocha, et, soit à Nice, soit à Paris, j’eus l’occasion de m’entretenir longuement avec l’ami, qui se savait condamné, mais tenait à agir et à parler comme s’il possédait la meilleure des santés. Que d’heures passées ainsi à errer dans les allées brumeuses et attirantes de l’inconnu, et qu’elles furent douces ces promenades intellectuelles !
L’affection que j’ai toujours eue pour Emmanuel a ainsi suivi une courbe analogue à celle de sa vie mentale. L’âge, l’expérience, la curiosité scientifique, tout cela devait me rapprocher des préoccupations de l’ami dont la nature intellectuelle était pourtant presque à l’opposé de la mienne : je l’ai dit plus haut, il était poète ; or, moi, je ne suis bon qu’à la prose. C’est peut-être grâce au complément que nous nous donnions ainsi l’un à l’autre, que notre affection fut, pendant toute notre vie, si profonde, si tendre, si sûre.
(1) Sont oubliés l’aventurier et le sorcier.
Jules Legras, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 41-55
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