par Émile Besson
Lorsqu’il arriva à Waldersbach, la première pensée d’Oberlin ne fut pas pour sa propre installation, mais pour une maison d’école : celle que son prédécesseur Stuber avait édifiée était devenue insuffisante. Mais il se heurta à l’inertie de ses paroissiens qui trouvaient très convenable l’ancienne construction ; il dut leur fournir un écrit attestant qu’il ne leur demanderait aucune subvention, si minime fût-elle. Il en traça lui-même le plan – comme d’ailleurs de toutes celles qu’ il fit élever – et travailla de ses mains avec les hommes de bonne volonté qu’il avait recrutés pour la construire. C’est lui qui, pendant plus de trente ans, supporta seul les frais de réparation de sa chère école. En dix ans il réussit à en édifier cinq dans les principales localités de sa paroisse.
Il initia les maîtres aux meilleures méthodes de pédagogie ; souvent il les réunissait pour s’entretenir avec eux du caractère et des progrès de leurs élèves. Tous les mercredis les élèves des cinq villages de la paroisse étaient réunis dans l’école de Waldersbach : c’est ce qu’Oberlin appelait les « écoles générales » et les maîtres y faisaient à tour de rôle la leçon devant leurs collègues qui ensuite présentaient leurs observations. Oberlin était un véritable inspecteur primaire avant la lettre, cette fonction n’ayant fait son apparition en France qu’en 1833.
M. Edm. Parisot (1) a montré que la pédagogie d’Oberlin est, presque sur tous les points, en avance d’un siècle sur son temps. Il reprit les principes des piétistes qui avaient fait de l’Amour la grande directive de leur vie et de leur activité : c’est par amour qu’ils avaient préconisé l’instruction pour tous et non pas seulement pour une élite, comme le voulaient les jansénistes. Oberlin s’est toujours défendu de vouloir faire de l’original et pourtant il a été en bien des circonstances un novateur : c’est dans son cœur qu’il a trouvé toutes les inspirations nécessaires. Ce qui ne l’empêchait pas de s’instruire : il lut et médita Fénelon, principalement le Traité de l’Éducation des Filles, l’Émile de Rousseau, les œuvres de Pestalozzi ; il fut en relation avec Basedow qui avait fondé à Dessau un institut d’éducation destiné à servir d’école-modèle en Allemagne. Son but était surtout pratique : il voulait former de futurs paysans, de futurs ouvriers et donner à tous, en plus des connaissances spéciales, les notions élémentaires de toutes les sciences. Il voulait par-dessus tout développer les intelligences et les orienter vers l’action libre et vivante. « Sa religion est celle des piétistes, c’est le christianisme supérieur, indépendant de toute différence confessionnelle, indépendant de tout dogme, c’est la religion de l’amour et sa pédagogie, intimement liée à ses croyances, est la pédagogie de l’amour. » (Parisot, op. cit. p. 93).
Son enseignement était essentiellement concret : l’observation en était le point de départ comme chez Pestalozzi : il tenait en éveil la curiosité de ses élèves et les instruisait en les amusant ; il ne parlait qu’à leurs sens, leur apprenait à voir ; il leur montrait tous les objets de la nature, les plantes en particulier et les leur faisait dessiner ; puis, au printemps, il les emmenait les voir à la campagne, fraîches et vivantes. Surtout il mettait dans son enseignement beaucoup de variété et de gaieté. Le moins possible de considérations générales : occuper les mains et éveiller l’esprit. Il se mettait d’ailleurs à la portée de chacun, modifiant ses procédés suivant les enfants. Il insistait sur la nécessité de la distraction après l’étude : il aimait voir de sa fenêtre les enfants s’ébattre dans la cour du presbytère ; lui-même se mêlait à leurs jeux quand il le pouvait. Lorsque le mauvais temps les empêchait de jouer dans la cour, on les amusait dans les salles de classe et Oberlin composa pour eux plusieurs recueils d’énigmes, de charades, de rébus. En été les classes avaient lieu le plus souvent dans les champs et dans les bois ; Oberlin s’efforçait de leur faire aimer la nature et en même temps il leur apprenait les propriétés des végétaux et les caractéristiques des plantes vénéneuses. Il organisa un véritable musée de botanique et d’histoire naturelle, avec, au-dessous de chaque objet, le nom en patois et en français. Il décorait les salles de classe avec des pastels de sa composition et qui représentaient surtout des scènes historiques : ils lui servaient à enseigner l’histoire aux enfants, car il avait horreur des sèches énumérations de faits et de dates.
Mais il ne voulait pas que l’on se contentât de meubler l’esprit ; il voulait avant tout qu’on nourrît le cœur. Pour lui l’éducation et l’instruction sont indispensables pour former des hommes complets. De bonne heure il enseignait aux enfants à « déposer les mauvaises habitudes », de bonne heure il développait en eux l’amour de Dieu et de leurs parents et le sentiment de la solidarité. Il insistait sur la politesse et les bonnes manières et il donna toujours l’exemple des qualités dont il recommandait aux autres la pratique.
C’est pourquoi aussi il attachait une très grande importance au choix des instituteurs. Il lui fut donné des collaborateurs et des collaboratrices émérites, au premier rang desquelles il faut citer sa femme, surnommée « la Mère du Ban de la Roche » qui, malgré ses neuf enfants, fut pour lui une auxiliaire de tous les instants.
Les rapports d’Oberlin avec les instituteurs furent toujours de la plus grande cordialité. Il ne voulait pas, comme Rousseau, que l’instituteur renonçât à tout son salaire ; il voulait que sa vie matérielle fût très convenablement assurée. Il lui arriva souvent de se priver d’une partie de son maigre traitement pour augmenter celui des instituteurs. Ainsi, les entourant de respect, il obligea tous ses paroissiens à les respecter.
Il fut le premier à s’occuper des enfants en bas-âge, pensant avec raison que ce qu’on ne peut attendre des vieux, on peut plus facilement l’obtenir des jeunes. Il créa pour eux les salles d’asile qui n’entrèrent qu’en 1855 dans l’organisation générale de l’enseignement primaire. Il les confia à des femmes profondément sérieuses et morales qu’il appelait « les conductrices de la tendre jeunesse ».
Pour fortifier la volonté des enfants, il affermit celle des parents en les instruisant de leurs devoirs. Il leur fit comprendre qu’ils devaient être les modèles de leurs enfants ; il arriva, malgré des difficultés de toutes sortes, à les persuader de la nécessité de l’obligation scolaire de 5 à 16 ans. La loi sur l’obligation scolaire en France ne date que de 1882 et encore l’instruction est-elle gratuite, tandis que l’argent manquait toujours à Oberlin, ce qui ne l’empêchait pas d’indemniser les parents dont les enfants venaient régulièrement à l’école d’une somme deux fois plus élevée l’été que l’hiver. Il demandait aux ménages d’un enfant ou sans enfant de subvenir comme les autres aux frais de l’école. Il augmenta considérablement la bibliothèque paroissiale fondée par Stuber et s’abonna à des périodiques grâce auxquels les découvertes les plus récentes étaient connues et utilisées. II faisait circuler les volumes dans les villages de sa paroisse : le même ouvrage pouvait rester trois mois de suite dans chaque village et circuler de maison en maison. Mais Oberlin veillait à ce que le développement de l’instruction ne détournât pas ses paroissiens du sol natal. Il encouragea beaucoup l’agriculture. Les jeunes filles devaient prendre part aux leçons agricoles, à côté de leurs cours professionnels : tricotage, couture, confection d’objets de paille. Notons que ce n’est qu’en 1850 que les maîtresses de travaux à l’aiguille font leur apparition dans les écoles mixtes.
Oberlin donna aussi à ses paroissiens des notions d’hygiène, leur apprit la propreté, fit bâtir des maisons confortables. Il lutta contre la malpropreté avec autant d’acharnement que contre la vanité et les modes nouvelles. Il travailla à remplacer partout le patois par le français et aujourd’hui, malgré les efforts de l’administration allemande pendant quarante-sept ans, on parle dans toute cette région un français très pur. Il donna des conseils de médecine élémentaire et pratique, soignant lui-même les malades, distribuant gratuitement tous les remèdes. Il fit former à ses frais plusieurs sages-femmes et une garde-malade.
Ce en quoi surtout il a innové, c’est en s’occupant d’une façon spéciale de la femme. À cette époque elle n’était que l’esclave de l’homme. Il ouvrit ses écoles aux jeunes filles et s’efforça d’en faire des épouses qui pussent être pour leurs maris des conseillères et des amies, de bonnes paysannes, des mères instruites de bonne heure de leurs devoirs.
Il était avec tous d’une extrême indulgence ; il ne jugeait personne. On l’appelait « Papa » et vraiment il avait vis-à-vis de ses paroissiens les rapports d’un père avec ses enfants, tout en leur appliquant une très forte discipline. Avant d’être l’éducateur des autres, il avait été son propre éducateur et il était parvenu à avoir, en toutes choses, une entière maîtrise de lui-même. Il voulait l’obéissance qui vient de la confiance et non de la crainte. Aussi ne réprimandait-il que le plus rarement : il faisait comprendre que le coupable se nuit à lui-même et que toute faute individuelle rejaillit sur la collectivité tout entière.
Oberlin fonda aussi une caisse d’emprunts dont lui et ses amis firent les fonds et où l’on faisait des avances sans jamais exiger d’intérêt. Il inspira d’ailleurs à ses paroissiens un respect religieux pour la parole donnée : il considérait le non remboursement d’une somme empruntée comme un péché très grave.
En 1780, sous le titre de « Société chrétienne », il organisa une « mutuelle » comme nous en établissons aujourd’hui. De même, lors de la baisse des assignats, il réussit à rendre cette perte moins grande en la répartissant sur la totalité de ses paroissiens : chacun consentait à perdre quelques sous sur chaque assignat et marquait au dos ce rabaissement jusqu’à ce que le papier eût une valeur nulle.
Le pays devenait prospère et n’avait pas de routes. Oberlin entreprit d’en faire. Malgré les huées que rencontra sa proposition, il se mit à l’œuvre, seul avec son valet de labour ; puis d’autres se joignirent à eux et il finit par avoir deux cents ouvriers. Il eut l’idée de donner à ces routes une forme légèrement convexe, ce qui est le système actuellement partout adopté. Il entretint ces chemins pendant près de quarante ans.
Il y aurait bien d’autres exemples à citer ; mais il faut se limiter. La vie d’Oberlin prouve que l’on peut être un mystique et un réalisateur, qu’on peut vivre dans l’au-delà, même faire des cartes du monde des esprits (Oberlin en traça un grand nombre) et pourtant doter de pauvres villages d’un ensemble d’institutions, les plus pratiques, les plus modernes. Le secret d’Oberlin est son amour pour ses paroissiens, sa pitié pour les souffrances humaines. Il aimait en Dieu et pour Dieu. On trouva dans ses papiers une courte autobiographie, rédigée en 1784, qui se termine ainsi : « Adieu, mes chers amis ! je vous ai extrêmement aimés et la sévérité même que j’ai quelquefois crue nécessaire n’avait pour première source que le violent désir de vous rendre heureux ».
(1) Un éducateur mystique. J. F. Oberlin, Paris, 1905.
Bulletin des Amitiés spirituelles, septembre-octobre 1922
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