par Lucien Chamuel
En novembre 1897, deux mois après le mariage du Docteur, j’eus le plaisir, rare je crois, d’être reçu chez eux, rue Tronchet, à Lyon et d’apprécier tout le charme de sa jeune épouse, presque une enfant, blonde, mignonne, un ange comme on l’a dit. Après le déjeuner familier et jovial, où l’on avait surtout parlé des miracles de Monsieur Philippe, (je l’avais vu un peu auparavant à la Gare de Lyon), le Maître vint exprès pour me voir et me donner des conseils de sagesse et de prudence que j’aurais dû suivre plus à la lettre (le pouvais-je ?), ce qui m’eût épargné sans doute des tribulations matérielles et des épreuves que je ne regrette pas. Les paroles de ce surhomme, dites dans un milieu si empreint de cordialité et d’élévation spirituelle, m’ont produit une impression dont je suis resté tout ému et comme inondé de béatitude.
En décembre 1898, M. Philippe vint à Paris en compagnie de son gendre pour être parrain du dernier fils d’Hector Durville. J’ai assisté à la scène où il démasqua les mensonges d’une vieille mendiante sous le porche de l’église Saint-Merri. Et le soir, tous deux vinrent avec Papus dans mon bureau voir Barlet qui fit connaissance avec M. Philippe. Il eut même la surprise de voir révéler des faits connus de lui seul.
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Depuis ce jour, je ne vis plus Marc Haven à Paris que quelques instants en 1909.
Mais quand un état de santé alarmant m’exila dans le Midi où j’eus la douleur d’apprendre la mort de Papus, après avoir maintes fois regretté de ne savoir comment retrouver Marc Haven, je rencontrai à Nice Alta, de Lyon, qui me donna son adresse. J’allai vite sonner à sa villa ; le lendemain il accourut chez moi et me conta sa vie dans un mouvement tout spontané d’effusion, ses joies, ses peines, surtout les inquiétudes sur sa santé qu’il savait atteinte irrémédiablement. Dès lors, seuls survivants des amis d’autrefois, nous retrouvant après vingt ans d’éloignement, isolés dans ce pays si beau, nous devînmes encore plus intimes qu’autrefois, cherchant les occasions de nous revoir et de revivre notre vieux temps, dans de longues conversations toujours trop courtes. J’assistai à l’installation du cabinet radiographique du Docteur, l’aidant à ranger meubles et appareils, allant relancer ses fournisseurs, faisant ses commissions à Paris où je venais de temps en temps. Lui nous soignait et radiographiait tous, me donnait son Cagliostro et surtout me parlait de nos vieux amis et maîtres, Saint-Yves, Guaita, Papus, Sédir, Haatan. Malgré sa discrétion, je me plaisais à le faire causer sur M. Philippe et renverser toutes les calomnies répandues sur le maître, dont le grand portrait ornait son cabinet, tout près de celui de Cagliostro. Que de sujets oubliés ou mal connus m’ont été appris ou remémorés par son savoir immense et par son amitié sans bornes. J’entends encore ses jugements justes et bien dosés sur Fabre d’Olivet, Louis Lucas, Eliphas Lévi, bien d’autres que j’oublie. Il avait réuni une bibliothèque admirable qui lui fournit les matériaux de ses études de bénédictin. Si bien qu’il reste une bonne dizaine d’ouvrages de lui à publier ou à rééditer.
J’ai gardé aussi le souvenir d’une partie d’échecs homérique au café Royal.
À Nice, je connus sa nouvelle famille et devins vite un familier de la maison. Je fus honoré de l’amitié de Madame Lalande dont j’appréciai le dévouement au Maître, la culture spirituelle et psychique et l’enthousiasme éclairé pour nos idées.
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À partir de 1924, le cabinet était vendu, la famille avait quitté Nice. Je ne devais plus revoir qu’une fois mon grand ami dont je parlais presque chaque jour avec les miens.
En juin1926, passant une quinzaine à Paris, j’écrivis à Marc Haven dont j’avais découvert le refuge en banlieue, où le retenait sa maladie de jour en jour aggravée. Je voulais le revoir. Il fit en ma faveur une exception à sa solitude et m’annonça qu’il avait occupé ses tristes loisirs à apprendre le chinois, lui qui depuis longtemps lisait et parlait l’hébreu, et avait traduit le Tao-te-King de Lao-Tseu, plus beau que la Khabbale m’écrivait-il. Je le revis. Étendu sur son lit de douleur, lassé, vieilli, il m’exprima sa joie de me revoir avec des mots espacés et pénibles. Puis nous parlâmes de son Lao-Tseu et de sa publication éventuelle. Alors, comme illuminé par l’amour de l’œuvre, il se releva brusquement, vint s’asseoir à sa table et feuilleta le précieux manuscrit, m’en lisant des passages pleins d’envolée, et s’exprimant alors avec aisance, comme autrefois, comme si un miracle venait de le rajeunir. Nous parlâmes de son frère, M. André Lalande, de Matgioi avec qui il correspondait, de son disciple préféré Daniel Nazir, de quelques autres. Au bout de deux bien courtes heures, il fallut mettre un terme à cette scène émouvante et quitter en me jetant dans ses bras celui que je ne devais plus revoir. Je le savais, hélas, et cela surtout m’angoissait.
Dans les deux mois qui suivirent, nous nous écrivîmes plusieurs fois au sujet de l’édition du Lao-Tseu et de l’impression des caractères chinois.
Le 30 août, il m’écrivait à ce sujet : « Impossible de continuer. Je suis au fond d’une impasse. Alors je passe la main à un frère (1) qui a toute l’affection et les capacités nécessaires pour me remplacer. Aidez-le, je vous en prie, de votre mieux, complètement comme si c’était moi qui collaborait avec vous. À vous de tout cœur. Vous resterez le survivant des amis du début. »
Le lendemain, il mourait.
(1) Daniel Nazir.
Lucien Chamuel, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 63-70
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