par Marc Haven
Le Saint-Homme est la lampe du sanctuaire dont le doux rayonnement indique l’entrée de la Voie sans nom. Il a reçu de la suprême Vertu une jeunesse d’âme inaltérable et des pouvoirs illimités ; cependant rien ne permet, extérieurement, de le distinguer des plus humbles et des moins favorisés dans le milieu où il est placé.
Aussi les hommes ne le classent-ils pas parmi leur élite ; il passe inconnu ou méconnu, et la plupart de ceux qui pressentent sa sublimité intérieure ont peine à la discerner sous le voile grossier de sa condition humaine.
[…] Dans l’éloignement où nous sommes de l’absolue Réalité, nous ne voyons pas que la Lumière éternelle resplendit au sein de notre obscurité et que la vraie noblesse se cache sous de pauvres apparences.
Pour comprendre le Saint-Homme, il faudrait pouvoir s’identifier à lui, rendre à notre âme sa transparence première, redevenir naïfs comme le petit enfant qui trouve le merveilleux tout naturel, parce qu’il sait d’instinct que tout ce qui est naturel est merveilleux ; il faudrait ne rien savoir, ne rien désirer, c’est-à-dire tout attendre de l’Inconcevable qui est en nous comme nous sommes en lui. Mais ne serait-ce pas exiger que l’élève fût l’égal du Maître ? Chercherions-nous la trace de ses pas si nous étions déjà entrés dans la Voie où l’on ne peut s’égarer ?
[…] [Les] sens [du Saint-Homme] sont devenus de paisibles miroirs, où les créatures se reflètent telles qu’elles sont. Il n’a pas d’idées arrêtées, ni de pensées circonscrites. Comme il ne lutte pas et n’oppose aucune résistance aux assauts venus du dehors, il n’y a plus en lui de clôtures ni de frontières. L’Esprit le pénètre de toutes parts et le meut comme le vent du ciel pousse un voilier dont les amarres sont rompues. Il perçoit les formes en gestation au sein de la Grande Vertu. […] Pour vivre comme nous, parmi nous, et se mettre à la portée de nos vues étroites, de nos conventions compliquées il doit être brisé et se faire d’autant plus petit qu’il est grand dans les Cieux.
Ce contraste inouï dont il est le seul à avoir conscience, crée en lui, par humilité extrême, un sentiment d’infériorité lorsqu’il regarde agir ses semblables. Mais dans les profondeurs de son être, il n’y a pas de place pour le doute ou l’inquiétude, car il est uni à la Mère nourricière, ne voit et n’agit qu’en elle, par elle, pour elle. N’ayant rien en propre il reçoit tout, n’apprenant rien il sait tout, ne voulant rien il peut tout.
[…] Quand nous écrivons qu’il était pénétrant cela ne signifie pas seulement qu’il lisait dans les cerveaux et les cœurs, mais qu’il possédait la Connaissance intime des êtres et des choses. Cette Connaissance, née d’un amour universel et d’un don de soi illimité, l’identifiait à la vie de toutes les créatures, comme si son esprit s’était vêtu du corps de l’Univers. Et, en fait n’en était-il pas ainsi ? Maître de son propre destin, il avait choisi d’être l’auxiliaire de toutes les destinées particulières. Silencieusement il allégeait la peine de toute existence sur laquelle se posait son doux regard intérieur. Il prenait une part des fardeaux trop lourds, écartait les obstacles, aplanissait les sentiers individuels et, en adepte éclairé du Non-agir, il le faisait avec une délicatesse infinie pour que tout être humain se trouve, et pour l’aider à rester lui-même […]
Le sublime et le merveilleux nous attirent, mais nous ne comprenons pas que ce que nous appelons ainsi tient à l’essence de notre être, et qu’il suffirait de vivre quotidiennement avec amour et désintéressement, pour que tout se transfigure. C’est en cela que le saint-Homme est un modèle pour le Monde.
[…] S’il nous était donné de vivre près du Saint-Homme, nous serions surpris de constater que ses connaissances et ses capacités relatives au plan matériel ne sont pas tributaires de la mémoire, mais spontanées. Aussi n’a-t-il jamais recours aux clichés et aux formules dont nous usons si fréquemment. […] les mots ordinaires qu’il emploie ont, dans nos âmes, une résonance inaccoutumée. Ces pauvres expressions prennent dans sa bouche un sens nouveau et nous ouvrent les horizons infinis d’une sagesse oubliée. Les images, les comparaisons naïves qu’il improvise, baignent dans une clarté mystérieuse qui nous attirent et nous émeut. Peut-il en être autrement puisque ce qu’il dit est le témoignage du Verbe éternel ?
Ses réponses aux questions posées peuvent différer de celles qu’il a faites en d’autres circonstances dans des cas apparemment semblables. Pourquoi s’en étonner, il connaît son interlocuteur mieux que celui-ci ne se connaît lui-même ; il voit par delà ses illusions sincères l’objet réel de son inquiétude et c’est à son être véritable qu’il répond en s’adaptant à l’état actuel de son individualité.
Ses paroles amplifient la voix de la conscience de ceux qui l’écoutent et ravivent leur lumière intérieure. En quelques mots il découvre à chacun son mandat, ses devoirs, les pierres d’achoppement qu’il doit éviter.
[…] Il ne sa hâte pas. Le temps ne compte pas pour lui. Que lui importe l’heure où s’achèvera ce qu’il entreprend, puisqu’il construit dans l’Unité, pour l’éternel, sans escompter de profit, sans attendre en retour.
Marc Haven, Tao Te King, Aperçus sur les enseignements de Lao Tseu, Dervy-livres, 1983, pp. 217-240 [extraits]
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