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Le climat rigoureux de Lausanne ne convenait plus du tout à Mme Marshall. Son fils s’était bien fait à son école, tandis que ses deux petites sœurs étaient de santés délicates. Le Docteur ordonna le Midi ; ces dames s’ennuyaient au Clos Landar et lui-même souffrait de plus en plus de névralgies faciales très violentes. M. Marshall était revenu de son voyage et, au milieu de l’hiver 1910-1911, les deux familles se retrouvèrent dans le Var, pour y passer quelques semaines. De là ils rayonnèrent sur la Côte afin de trouver un gîte pour l’hiver suivant, car malgré le chagrin que cela lui causait, Mme Marshall avait dû se décider à faire entrer son fils comme interne à Lausanne ; l’avis du Docteur Lalande étant formel à ce sujet, elle n’osait prolonger un séjour qui risquait de lui devenir funeste. Pendant les vacances d’été tout le monde se retrouvait à l’Arbresle. L’hiver 1911-1912 se passa en partie à Juan-les-Pins. Mme Landar mourut à L’Arbresle au printemps et Mme Marshall devint veuve pendant l’été. Elle ne tarda pas alors à demander la nationalité française pour elle et ses enfants mineurs, ayant eu beaucoup de difficultés pour la gérance personnelle de ses biens. Mariée en France sous le régime de la communauté et sans contrat, elle ne pouvait user librement des dispositions des lois russes et anglaises concernant les femmes mariées. Les enfants, nés et élevés en France, devaient ainsi pouvoir habiter plus facilement leur véritable patrie, que leur mère n’avait pas quittée depuis près de quinze ans. Elle indiqua ces raisons à l’enquête qui suivit et obtint très facilement sa naturalisation.
Le Docteur Lalande n’avait plus qu’une idée, celle d’aller s’établir complètement dans le Var ; il adorait la mer, la lumière et le soleil lui manquaient. Mme Marshall savait que son Maître avait dit de lui qu’il avait usé son cerveau en travaillant, et elle aurait fait n’importe quoi pour le soulager et lui faire plaisir. Dès que leur mariage fut décidé, ils achetèrent un coin sur là Côte, à Sainte-Maxime, que le Docteur affectionnait tout particulièrement et ils y firent construire une maison. C’est ainsi que pour la seconde fois, pour son mari, Mme Marshall se décida à quitter presque irrémédiablement le Clos Landar. Son fils passa de l’École de Lausanne au Lycée de Nice d’où il pouvait venir facilement à Ste-Maxime. Mariés en 1913, M. et Mme Lalande purent entrer vers la fin de l’année dans leur nouvelle demeure où tout avait été disposé sous la surveillance du Docteur, d’après ses goûts et ses désirs. Hélas, ils ne purent guère y séjourner plus d’un an : la maladie, la guerre et la ruine partielle les forcèrent à abandonner bientôt « ces arbres et ces pierres » qu’il aimait tant ! Pendant leur séjour dans le Midi, le Docteur et sa femme avaient repris l’habitude des longues promenades, et souvent ils passaient des journées entières dehors, au grand soleil, à discuter sur certains passages du Zohar qui les préoccupaient. Ou bien encore enfermés à la maison, dans ce Tzour (nom qu’il avait donné à la propriété et qui signifie rocher, dans le sens de base, de soutien), avec leurs livres, car M. Lalande possédait une bibliothèque fort rare et recevait toujours des livres nouveaux. Sa femme avait été au courant de ses travaux sur Cagliostro et l’avait un peu aidé pour la copie avant la parution de ce volume. De son côté elle lui disait tout ce qu’elle pensait, ce qu’elle concevait encore de son Maître et parfois des parcelles de ce qu’il lui avait dit antérieurement. Ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre, car leurs vies intellectuelles et spirituelles demandaient un échange constant. Ce fut aussi à Tzour que le Docteur donna son Tarot à Mme Lalande, disant que nul autre n’en pénétrerait le sens ni ne pourrait l’aimer autant qu’elle.
Il était poète dans l’âme et parfois lisait ou récitait des vers de ses poètes préférés jusque bien avant dans la nuit. Ils se retrouvaient sans cesse et en toutes choses. On les avait souvent, tant l’un que l’autre, jugés froids et renfermés, mais ensemble ils se retrouvaient en liberté. Malgré leur amour pour le Beau et par conséquent pour toutes ses manifestations artistiques, ils en revenaient toujours à la parole humaine comme à l’expression la plus pure et la plus concise de la pensée et même à la prose, pour convenir que la clarté d’une idée était ce qui ouvrait les horizons les plus vastes et par conséquent les plus beaux. Il y avait en lui un mélange de quelque chose de très humain et de très distant à la fois et il disait souvent à sa femme qu’il ne fallait rien attendre de bon ni de la vie, ni des hommes. Combien de fois en mer, par calme plat, laissent-ils aller leurs pensées aux choses de l’Esprit et à Celui qui n’était plus avec eux. Tzour possédait un bord de mer avec son port, son garage et ses bateaux. Le Docteur Lalande avait fait construire, d’après les plans de son ami Signac, un petit dériveur pour lequel sa femme avait brodé les flammes. Il l’avait nommé Simorg d’après l’oiseau symbolique, et bien souvent lancés à travers l’espace, le matelot aux voiles, lui à la barre, et Mme Lalande couchée dans le fond, ils étaient heureux. Battus par le vent et l’embrun, Simorg tellement incliné sur son flanc que seul le bord de sa mince paroi séparait Mme Lalande de·l’eau, ils bravaient les vagues et la tempête. Le Docteur Lalande était ivre d’espace et de liberté. Et bien plus tard encore, à la montagne, dans les environs de Nice, malgré la fatigue extrême des longues courses à pied pour Mme Lalande, rien ne pouvait se comparer pour eux aux sensations sublimes de l’arrivée sur les hauteurs, dans la pureté des neiges, sur le sommet des Alpes. Parfois attardés au retour jusqu’aux premières heures du matin, il marchait devant en chantant, et il fallait réveiller l’aubergiste pour pouvoir rentrer. Ils partaient et rentraient aux étoiles, pour recommencer peu de jours après. Dans tous les sens leur union était belle, elle était prodigieuse, d’aucuns l’auraient qualifiée de divine, mais pour eux elle n’était divine qu’en Lui.
Le Dr Marc Haven n’avait pas été attiré vers son Maître par l’espoir d’en hériter quelques pouvoirs, ni par la curiosité de voir des choses exceptionnelles. Ce « rêveur d’éternel » souffrait sans une minute de répit « dans le temps », obsédé par la recherche des vérités éternelles. Malgré tout ce qu’il avait appris, il désespérait de trouver un remède à son vide intérieur, lorsqu’un groupe de Paris l’envoya, lui le plus sceptique, le plus fin, le plus difficile à tromper, pour voir cet Homme de Lyon. Le Dr Marc Haven revint au bout d’un certain temps, mais pour dire qu’il retournait à Lyon, où il comptait s’établir. Il avait vu « le sorcier », « l’homme aux traits grossiers », « l’ancien garçon boucher », autant de légendes s’il en fut, et cet homme l’avait reçu simplement, tel qu’il était. Lorsque le Dr Lalande se trouva en sa présence, il se sentit soudain délivré de ses souffrances morales, il entrevit un terme à ses doutes, et la possibilité d’une ascension sans fin. Une sécurité inconnue jusqu’alors l’envahit et il éprouva la réalité, par cette présence même, de la prépondérance absolue de l’Esprit sur la matière.
À travers son Maître il touchait enfin à la réalisation totale. Les grimoires compliqués étaient loin, tandis qu’une Bonté surhumaine accordait tout et, devant ce miracle intérieur, le Dr Lalande s’inclina. La rencontre avec Monsieur Philippe accentua en lui le passage de la voie initiatique à celle du cœur, ou à la voie mystique dans le sens réel du mot. On ne peut jamais être, trop mystique ou trop contemplatif, car « la langue de feu subtile, entrant en eux et sortant d’eux, est ce qui unifie le Maître avec la réalité puisqu’elle (la langue de feu) a la qualité d’être avec Elle (la réalité). Son cœur est avec le Maître qu’il ne quitte pas et il (le feu) est le signe de l’Unité pure, qui est le but de l’idéal. » (1)
Tout est utile comme moyen, et comme on ne peut donner aux autres ce qui ne constituerait pour eux que des non-valeurs, le Dr Marc Haven conserva tous les moyens pour venir en aide à ceux qu’il rencontrait sur sa route. Mais il n’est qu’une seule chose nécessaire pour atteindre le but, qui est à la fois la voix du cœur et la voie de l’Esprit. Le mysticisme n’est qu’un reflet et son exactitude dépend de la pureté du miroir. C’est dans les termes suivants que le plus profond Docteur de l’Église compare notre âme à une glace de miroir : « Car le Verbe divin se regarde dans cette Glace mystique et y produit son Image, et de ce regard continuel qui devient réciproque entre eux, dépend tout l’être et toute la durée de cette Image et du fond sur lequel elle est imprimée ; en sorte que cette Image s’évanouirait entièrement et cesserait d’être, si elle cessait un moment d’être regardée ; de même que nous voyons disparaître l’image d’un homme qui se regarde dans un miroir, aussitôt qu’il s’en éloigne, et qu’il ne s’y présente plus. » (2)(1) La Chandelle ou l’Unité Divine, manuscrit ésotérique Druse. « Voile d’Isis », juin 1931.
(2) Le Comte de Gabalis par l’Abbé de Villars.
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Madame Emmanuel Lalande, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 95-101
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