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Victoire Lalande était d’une nature tout à fait spontanée et entière, elle adorait son mari et demandait du soulagement pour lui à son père lorsque sa santé l’inquiétait. En écrivant à Mme Marshall, elle traça un petit cœur sous sa signature. Lorsqu’elle la revit peu après elle lui dit : « Vois-tu, je ne signe avec mon cœur qu’à mon Bon Papa (elle appelait presque toujours son père ainsi), à Emmanuel et à toi ; je vous aime bien, alors je mets mon cœur sous mon nom ». Elle vint même une fois, ce qu’elle n’avait guère coutume de faire, toute seule, passer une journée à Sathonay. Son âme était cristalline et toute pure. Le Docteur Lalande, pendant l’une des vacances d’été, désirait faire la traversée de la Manche en emmenant avec lui sa femme et sa belle-mère. Sa jeune femme ayant très peur de ce voyage dit à son père que, s’il venait à faire du gros mauvais temps, elle ne saurait plus que devenir. Il lui dit de partir et que, s’il survenait une tempête, elle n’aurait qu’à se lever et dire tout haut : « Mon papa a dit que le vent s’arrête ». Lorsqu’ils furent arrivés à peu près au milieu de la traversée, un vent violent souffla ; Victoire Lalande se leva et fit comme son père le lui avait ordonné : le vent tomba et tout rentra dans le calme. Pour raconter cela à son amie elle avait débuté par ces paroles : « Je vais te dire encore un miracle que mon Papa a fait ».
À l’extrémité de la propriété des Grand-Vignes à Sathonay, il y avait un bois situé dans une vallée, les tourterelles sauvages y roucoulaient doucement. Mme Marshall, toujours souffrante, ne pouvait s’y rendre que rarement, et autour du chalet il n’y avait que des bosquets nouvellement plantés où les oiseaux des bois ne venaient pas. Elle dit cela une fois à Monsieur Philippe, tristement, sous forme de constatation, mais sans aucune arrière-pensée. Elle avait la nostalgie de 1a fraîcheur des bois, de la solitude et du chant des oiseaux. Il la regarda avec compassion, mais avec gaîté en même temps. « Tu aimes cela ? » lui demanda-t-il en parlant du chant des tourterelles. (1) Elle lui répondit que oui, disant que leurs voix lui donnaient l’impression d’un monde différent de celui de la Terre. Il regarda un groupe de jeunes pins plantés non loin de l’endroit où ils causaient, et puis : « Eh bien, dorénavant elles viendront chanter devant la maison. » Mme Marshall ne réalisa pas ses paroles à l’instant même, toute pénétrée qu’elle était par l’expression du Maître et par le ton grave qu’il avait pris. Quel ne fut son ravissement le lendemain matin en ouvrant ses fenêtres, qui donnaient précisément de ce côté-là de la maison, d’entendre chanter une tourterelle dans le bosquet d’en face ! Elles y sont toujours revenues, tant que Mme Marshall put s’en rendre compte en habitant au chalet des Grand-Vignes.
Pour commander ainsi au vent de décroître et aux oiseaux du ciel de changer de gîte, ne faut-il pas être en communion directe avec le principe de vie ? Car c’est ici la maîtrise et non plus l’intercession.
Mme Marshall a entendu Monsieur Philippe répondre à quelqu’un qui questionnait beaucoup au cours des séances : « Vous n’avez pas besoin de savoir, Dieu ne vous demande pas tout cela. Faites seulement le bien pendant deux ou trois cents ans de suite et vous saurez tout ce que vous voudrez savoir, car le Ciel n’a pas de secrets pour ses enfants. » Il lui avait dit un jour, au laboratoire de la rue du Bœuf, de lui écrire comme si elle écrivait à une amie ; la réponse ne se fit pas attendre : « Je n’ai pas d’amie », lui dit-elle. Le Maître savait qu’elle gardait tout en elle-même, il insista et lui donna une manière spéciale d’adresser ses enveloppes. Mme Marshall pensa toujours qu’il ne lisait pas ces lettres, car il n’avait pas besoin de les lire. Le seul être qui devint un ami pour elle, véritablement digne de ce nom, fut par la suite le Docteur Lalande. Elle envoyait à Monsieur Philippe, sous forme de notes ou de cahiers, tout ce qu’elle voyait, rêvait ou comprenait, car il lui avait dit qu’il lui rendrait le tout annoté et elle avait pensé que cela voulait dire qu’il la guiderait sur le chemin. Toute cette vie, elle l’apporta plus tard au Docteur.
En août 1904, M. Marshall partit pour une journée entière de bicyclette, ainsi qu’il avait coutume de le faire de temps en temps. Passant dans la matinée par l’Arbresle, il s’y arrêta pour saluer ces dames, au Clos Landar. Là, il apprit que l’état de Mme Lalande, fort souffrante depuis quelques jours, inspirait de graves inquiétudes à son entourage et le Docteur, qui n’avait pas voulu la quitter, ne pouvait pas se procurer sur place des médicaments qui lui étaient nécessaires. M. Marshall abandonna immédiatement sa course et alla à Lyon chercher ce qui manquait. À son retour on le garda à déjeuner et, pendant que M. Lalande était remonté sur un coup de sonnette de sa femme, son beau-père, s’adressant à M. Marshall, lui dit qu’il savait qu’il avait bien envie d’avoir une petite fille et qu’il en aurait une bientôt. Ce dernier répéta ce propos chez lui, mais sans y attacher beaucoup d’importance. En novembre, pendant leur séjour à Paris, Mme Marshall devint enceinte et Monsieur Philippe répéta encore à M. Marshall, pendant la grossesse de sa femme, qu’il aurait « une belle, grosse fille ». Quelques jours plus tard Berthe Mathonet vint apprendre à Mme Marshall que sa petite amie n’était plus. La famille Marshall se rendit aussitôt au Clos Landar. Monsieur Philippe les reçut au salon et dit à Mme Marshall : « Tu vois ce qui nous arrive », puis : « Viens la voir », et il la fit monter dans la chambre où sa fille reposait sur son lit, toute blanche et toute menue dans sa robe de mariée. Le Docteur était à Lyon. Agenouillée au pied du lit, Mme Marshall y resta tant que son Maître se tint debout, en face d’elle de l’autre côte du lit. Il fit un geste, voulut parler, mais il y avait d’autres personnes dans la pièce et il n’en fit rien. Le Docteur raconta plus tard à Mme Marshall que le soir, sur la terrasse, avant que sa femme ne fût encore enterrée, son beau-père lui avait dit qu’il se remarierait et qu’alors cela le peina et le choqua même un peu. En l’entendant dire cela, le geste et l’hésitation à parler que Monsieur Philippe avait eus au lit de mort de sa fille, revinrent à la mémoire de Mme Marshall et se rattachèrent pour elle aux paroles adressées par lui à son gendre. Au retour, en attendant le départ du train à la gare de l’Arbresle, Mme Marshall aperçut par la portière le Docteur qui traversait la passerelle, revenant de Lyon. Elle le voyait de dos, il marchait la tête baissée, les bras tombants, portant une gerbe de fleurs du bout de la main. Une lassitude et une détresse si grande se dessinaient sur toute la silhouette, une telle angoisse émanait de l’aspect de cette nuque penchée, qu’elle se sentit attirée vers lui comme par un appel sans nom. Elle crut toujours l’avoir reçu dans son âme à partir de ce jour-là. À l’enterrement de sa femme, son attitude immobile et glacée était plus poignante à voir que ne l’eût été toute autre manifestation de la douleur.
Après la mort de sa fille, Monsieur Philippe devint de plus en plus souffrant ; il s’absentait beaucoup et passait souvent des semaines entières à Paris. Sa famille ne le voyait que peu ; Mme Landar, Mme Philippe et le Docteur, qui avait demandé à son Maître l’autorisation de ne plus exercer, n’avaient pas regagné leur appartement de la rue Tête d’Or et passaient l’hiver à l’Arbresle. À cause de son oppression croissante, la montée du Clos Landar devenait de plus en plus pénible à faire pour Monsieur Philippe et là-haut, même pendant ses rares apparitions, il y avait toujours du monde qui l’attendait. Jamais Mme Marshall n’aurait osé demander à être reçue dans ces conditions. Elle décida donc sa famille, pour d’autres raisons, à aller passer l’hiver 1904-1905 à Paris. Sachant son Maître en danger, elle ne put supporter l’idée de ne plus le voir au moins encore quelquefois et trouva ce moyen pour se rapprocher de lui. À Paris, Monsieur Philippe vint la voir plusieurs fois et les Marshall se rendaient également chez les Massart où il était descendu. Au cours de ces entrevues, le Maître parla plusieurs fois de son départ à Mme Marshall, ainsi que d’autres choses imprévues pour elle. C’est ainsi que, causant avec elle dans son cabinet chez les Massart, il lui dit : « Je pensais aller te voir avec mon Dac, mais il vient de m’écrire », et il avait cette lettre a grands bords noirs ouverte devant lui, « qu’il ne veut pas venir à Paris, que tout est triste et trop noir et qu’il est trop malade. » Monsieur Philippe ajouta avec un bon sourire qu’il venait de lui faire envoyer une belle caisse d’outils de menuiserie pour lui faire plaisir et le distraire, car le Docteur Lalande aimait à travailler le bois.
Au mois de mai, il fallut rentrer à Sathonay. Monsieur Philippe ne quittait plus le Clos Landar. Il ne pouvait plus se coucher et son gendre passait presque tout son temps auprès de lui. Mme Marshall très fatiguée par sa grossesse ne pouvait que difficilement faire de longues sorties en voiture.
Un jour cependant, sur rendez-vous transmis par le Docteur Lalande, M. et Mme Marshall se rendirent à l’Arbresle. À leur arrivée, le Docteur leur dit que Monsieur Philippe avait été si souffrant pendant la nuit qu’à son grand regret il lui était impossible de l’autoriser à les recevoir. Ces dames firent monter Mme Marshall dans leur chambre afin qu’elle prît un peu de repos et elles oublièrent de fermer la porte en sortant. Il passa, allant d’une pièce à une autre, on ne l’avait pas averti de l’arrivée des visiteurs ; aussi il n’entra ni ne regarda dans la pièce où se trouvait Mme Marshall, mais elle aperçut sa face empreinte de souffrance et eut l’intuition de son état.
Une légère amélioration s’étant produite, Mme Marshall, sur un nouveau rendez-vous, et malgré les protestations des siens, se fit reconduire à l’Arbresle. Il faisait un vent terrible et ils furent obligés de laisser la voiture au bout de l’allée. Monsieur Philippe parla d’abord, seul avec Mme Marshall au salon, puis ils rejoignirent les familles sur la terrasse où ils s’assirent à l’abri, sur un banc. Comme son gendre passait portant une lourde table en fer à bras tendus au-dessus de sa tête, car il était très vigoureux musculairement, son Maître le regarda longuement et dit à Mme Marshall : « Je connais quelqu’un qui n’aurait jamais pu arriver à la fin sans toi ». Le Docteur Lalande accompagna les Marshall jusqu’à leur voiture et, pour la première fois, quittant les autres, rejoignit Mme Marshall pour lui demander son impression sur l’état de santé de son beau-père. Leur inquiétude commune et l’amour qu’ils portaient tous deux à celui qui allait les quitter bientôt, supprimait la gêne ou la sensation d’étrangers qu’ils auraient pu éprouver l’un vis-à-vis de l’autre. Elle lui dit qu’elle ne parvenait pas à voir de raisons physiques annonçant un proche dénouement, mais que malgré cela son appréhension était grande. Il parut soulagé par cette réponse, disant que le matin même il avait encore cherché médicalement, et ne voyait également pas de menace imminente.
Pourtant la fin était là et arriva quelques semaines plus tard. Deux ou trois jours avant et alors qu’il était encore sur la terrasse, en réponse à une question que Mme Marshall avait chargé Berthe de lui transmettre, Monsieur Philippe se fit donner une feuille de papier, y traça quelques lignes et les envoya, sans enveloppe, à Mme Marshall. Ces paroles n’étaient pas une réponse, elles avaient trait à autre chose et Mme Marshall comprit que c’était l’adieu. Le 3 août 1905 les Marshall reçurent un télégramme du Docteur Lalande leur annonçant le décès. Mme Marshall ne fut pas en état d’assister aux funérailles,car sa fillette vint au monde quelques jours plus tard. Les Marshall reçurent une lettre charmante du Docteur pour la naissance de leur fille et Mme Philippe accepta d’être marraine. L’enfant ayant été très fatiguée après sa naissance, le Docteur avait sur la demande de M. Marshall donné des conseils d’urgence et ce ne fut qu’à grand’peine que sa mère parvint à l’élever.
Quel ne fut pas l’étonnement de Mme Marshall de recevoir, peu de temps après le départ de son Maître une longue lettre du Docteur Lalande lui confiant ses ennuis et lui demandant ses prières et son conseil. Il lui disait aussi avoir retrouvé, parmi les papiers de Monsieur Philippe, des cahiers devant lui appartenir et demandait, lorsqu’elle pourrait le recevoir, à venir les lui remettre personnellement. De son côté, elle avait été inquiète des difficultés que pouvait avoir à traverser la famille Philippe restée seule et avait demandé à son mari, étant à fin de bail à Sathonay, s’il avait quelque objection à venir habiter l’Arbresle. Il y vit un avantage, la proximité d’un médecin en qui il avait toute confiance ; l’éloignement plus ou moins grand de Lyon lui était devenu indifférent, car il n’avait plus d’emploi et commençait à voyager fort souvent. Mme Marshall répondit au Docteur qu’elle avait une proposition à lui faire et là-dessus des relations bien plus suivies commencèrent entre eux. Une location-vente du Clos Landar fut décidée et les Marshall y firent bâtir une deuxième maison d’habitation. Ces dames Philippe et Landar jugeaient l’ancienne trop grande et trop lourde pour elles désormais et, sur les plans d’un ami de M. Lalande on en construisit une plus petite en la reliant au laboratoire où Monsieur Philippe avait également passé tant de nuits. Le déménagement fut fixé pour novembre 1906, époque où la nouvelle construction devait être achevée. En mai 1907, la seconde fille de M. et Mme Marshall devait naître dans l’ancienne maison du Clos Landar.
(1) M. Philippe tutoyait facilement ceux qui entraient en rapport direct avec lui, car il s’adressait plutôt à l’entité spirituelle de son interlocuteur qu’à sa forme corporelle – et de l’autre côté il n’y a pas de « vous ».
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Madame Emmanuel Lalande, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 82-90
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