par Marcel Renébon
L’amusant livre que vient de faire paraître un homme au nom heureux, M. Gaston Bonheur, s’intitule Qui a cassé le vase de Soissons ?. L’auteur y a réuni les classiques scolaires, les récits historiques, voire les problèmes et les dessins qui ont contribué à former nos esprits pour peu que nous ayons suivi les cours de la « communale ». Oceano Nox rejoint sous couverture tricolore le sapeur Camembert et ces redoutables baignoires qui se vident et s’emplissent par le moyen de tuyaux différentiels et nullement fantaisistes, puisqu’ils sont le prétexte à une « solution ».
Du bonheur, M. Bonheur nous en donne donc, sur un ton attendri qui est agréable. Mais son livre est aussi une sorte de constat de décès, les moyens d’expression de la morale laïque ressortant plus de la rétrospective que de l’actualité. Le « vase de Soissons », c’étaient les effets rythmés de Jean Aicard, exaltant le travail, les raccourcissements de Lavisse, exécutant nos rois mais louant l’idéal républicain, les envolées de Victor Hugo sur la bonté, les textes d’un autre sur le courage de la Tour d’Auvergne, etc. Tout cela formait une morale rudimentaire, naïve, mais imagée et frappante dont les pièces se tenaient. Enfants, nous rêvions parfois d’être Barras ou Bernard de Palissy, ou d’Artagnan, ou encore ce Petit Caporal qui pinça si bien l’oreille des grognards avant de devenir le gros homme malheureux de Sainte-Hélène. M. Gaston Bonheur attribue à l’affaiblissement qui a suivi la guerre de 1914, l’écroulement du pilier laïc, le bris du vase de Soissons, dont on peut dire qu’il a rejoint dans la boîte à ordures les vases sacrés partiellement détruits par la Révolution et inventoriés pour le reste par la Troisième République du petit père Combes.
Nous voilà donc en 1964 libres, sans morale, sans préjugés, yé yé jusqu’au crin, débarrassés du double fardeau de la morale religieuse et de la morale laïque, soulagés des dangereuses superstitions, vraiment adultes, quoi. Nous avons tant bien que mal perdu la paix de 1918 et ensuite deux ou trois guerres plus ou moins « colonialistes », dont les morts sont enfouis aussi profondément que les remords dans le cœur d’un honnête homme.
Mais comme l’homme ne vit pas seulement de pain, on nous a fabriqué d’autres sortes de confitures qui s’appellent tantôt « la grandeur », vaisseau flottant sur un mystérieux fleuve qui suit le sens de l’histoire, tantôt le goût des records, expansionniste et légèrement délirant, tantôt le sentiment de la solidarité sociale qui doit aller du breton au vietnamien en passant par le sénégalais, selon les saisons politiques. Nous flottons donc dans une noosphère sentimentale, éthérée et de plus vaseuse, à la remorque des grands esprits de ce temps, inspecteurs des finances ou ministres en exercice, écrivains ou frères prêcheurs du Dimanche, quand il ne s’agit pas de ces mystiques – mais oui… – creux comme des conques, dont toute la vie religieuse consiste à s’engager dans un absolu qui ressemble beaucoup au néant. Il y a ainsi une façon de voir grand, d’être perpétuellement sublime qui peut permettre l’abandon des petites choses, du détail, qui permet finalement de ne rien faire, dans l’élégance et la prospective. Nous y sommes.
Pour que dure le quotidien, voilà bien pourtant qu’il faut que nos trains marchent, que nos malades soient soignés, que nos professeurs enseignent, que nous vendions notre acier et que nos lettres ou nos avions arrivent.
À nouveau nous avons besoin d’une morale, d’un autre vase sacré, adorable, disponible, quotidien, peut-être pas glorieux et historique, mais présent et dont la vertu réchauffera les nôtres, toujours susceptibles de refroidissement en cet âge de courant d’air spirituel. L’humanité vivant depuis des milliers et des milliers d’années une aventure difficile, a trouvé, ou accepté des Dieux, puis de Dieu, un Graal qui contenait la vaillance et le désintéressement, la bravoure et la douceur, la soif de vérité, l’amour du prochain et beaucoup d’autres lois dont l’exercice permet tout simplement la vie. Ces lois demeurent ; seulement, depuis qu’elles sont discutées, leur application exige plus de gendarmes. C’est tout ce que nous avons gagné à casser le vase de Soissons ou le Graal : la présence d’une armée de petits maîtres en képis, pèlerines ou chapeaux mous, dans le visible ou l’invisible, qui ajoutent l’arbitraire au règlement. De sorte que notre fausse grandeur, notre fausse liberté s’entourent de beaucoup de supplétifs...
Il est probable que dans peu on aura recréé à ce monde une autre morale, sociale, individuelle et sans doute aussi religieuse. La jeunesse d’aujourd’hui attend autre chose que des pirouettes, des abandons, l’exploitation de son inquiète faiblesse. Elle attend même autre chose que des vélomoteurs et des autos, contrairement à ce que croient trop de pères chagrins.
Mais si les morales laïques ou religieuses sont en partie tombées, c’est d’abord parce que de « grands esprits » s’en sont gaussés. Un Voltaire faisant son beurre sur le dos des rois et des prêtres a été plus dangereux que 100.000 sans culottes et sans cervelle. Un Sartre faisant son beurre – avec bien moins de talent – sur le dos de tout ce qui existe, et rejoignant de la gauche à la droite l’équivoque M. François Mauriac, ce sont deux bulldozers dans nos cités laïques ou religieuses. Il convient de ne pas prendre au sérieux le talent de ces faux maîtres, de ces gens qui n’engagent jamais que leur petit doigt, laissant à leurs disciples le soin de passer dans l’engrenage. Et se gardant, naturellement, très bonne conscience devant l’opinion en pétitionnant pour sauver ceux qu’ils ont au préalable contribué à faire tomber.
Mais notre faute à tous est de ne pas oser défendre la morale sous prétexte qu’elle est ridicule. Elle est gênante seulement et, pour chacun de nous, à certaines heures, mais elle permet la continuation de la vie, sa relative harmonie, sa durée. Le monde d’aujourd’hui ne s’écroule pas, mais il mue, il se cherche une peau de printemps et nous avons assez de bons couturiers pour ne pas désespérer. Le reste sera courage civique et courage tout court. C’est d’abord celui de braver tous les contempteurs de la morale. Peut-être bien qu’ainsi nous aurons moins de généraux qui mentent, de prêtres qui déraisonnent, d’écrivains qui vagabondent dans des originalités illisibles. Toute morale est conservatrice et constructive, car la plus vraie conservation, c’est la préparation de l’avenir dans le respect de ce qui est bon dans le présent.
À ce propos, n’est-ce pas ici la place de rappeler que Sédir n’a révélé son message qu’en insistant sur les vertus de détail ? Il y a toute une morale religieuse dans Sédir, d’un pointillisme vigoureux. Il ne sert à rien de se bercer de phrases lyriques si on ne s’oblige pas à les concrétiser. En deçà de Sédir-oliphant, mais l’appuyant de toutes les forces de la discipline, il y a un Sédir du compte et du recompte, minutieux, concentré, qui ne propose la liberté religieuse, la tolérance, l’amour, les forces du Seigneur qu’en réclamant l’exercice des petites vertus : la régularité, la confiance, la recherche du vrai dans le quotidien. Tâche qui n’est point radieuse, qui est fatigante, modeste. L’ascèse selon Sédir, c’est beaucoup de joie, mais au bout de beaucoup de peines et de travaux. C’est le contraire de ce faux mysticisme qui nous fait demander que Dieu fasse tout – beaucoup de miracles surtout… – de façon que nous n’ayons pas d’autres occupations que jouir ou dormir. Cela aussi, c’est de la morale...
Bulletin des Amitiés spirituelles, juillet 1964
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