par Sédir
C’est nous qui nous sommes créé notre destin actuel : c’est notre tenue de maintenant qui déterminera notre avenir. Pour comprendre, pour résoudre les problèmes de tout ordre qui se posent aujourd’hui, même les plus techniques, il nous sera utile de connaître quelle part la Destinée y prend, quelle attitude de notre volonté sera la meilleure, quel secours peut nous venir de ce qui est au-dessus de la Nature et de l’Homme ; comment, enfin, nous pouvons le mieux recueillir l’héritage des ancêtres et ouvrir les routes à nos descendants.
Où que nous regardions, autour de nous, au-dessus, en-dessous, en nous, la part du Destin se découvre énorme ; d’excellents esprits croient en conséquence au retour sans fin des choses, à l’emprisonnement perpétuel de l’homme dans les cachots d’un déterminisme invincible.
Depuis l’acte jusqu’au caillou, depuis l’agrégat minéral jusqu’à la religion, même l’apport fugitif du Présent, tout n’est-il pas le fruit du Passé ? Et, en nous, depuis le corps jusqu’à notre cime intelligente, tout n’est-il pas le fruit de divers atavismes ? Ces assises granitiques de notre personne, ces fondations de l’inconscient, nous ne les touchons, il est vrai, que par des crises graves ; il faut que le feu souterrain s’allume ; alors, parmi les jets de boue on trouve des gemmes dans leur gangue. Ceci [...] nous démontre combien il importe que nous nous connaissions à fond.
Ce domaine du Passé, nos sociologues et nos psychologues sont loin de l’avoir décrit complètement ; ils ne poussent pas jusqu’à leur limite les principes qu’ils défendent ; ils sont trop respectueux des clôtures. Prenez par exemple la loi de la conservation de l’énergie que les physiciens ont redécouverte. Quelle vision ne donne-t-elle pas de l’envahissement fatidique ? Comme elle nous démontre que rien ne se perd ! Nous nous représentons cela trop confusément. Rien ne se perd : cela veut dire que le geste d’un habitant des cavernes préhistoriques n’a pas encore épuisé sa trajectoire. Ce qui a eu lieu, voici des millions de siècles, en quelque coin secret de la plus lointaine étoile, n’a pas fini d’agir, d’agir sur tous les mondes : sur celui-ci ; sur tous les êtres : sur moi-même.
Le Destin nous enchaîne de nœuds enchevêtrés; il nous presse de toutes parts, il nous pénètre, il nous sature ; l’air que je respire est rempli de ses poussières vivantes. Et tout le solide, tout le fixe de ma personne totale est fait de ses fluides pétrifiés. L’instruction, l’éducation, le magnétisme du milieu, la volonté disciplinante recouvrent ces pierres ; le plus souvent, l’Idéal ne s’y ajoute que comme une parure décorative. Son essence existe toutefois au plus profond de cette ossature immatérielle, feu endormi au cœur du silex, mais des bouleversements dans la conscience sont nécessaires pour que la lueur perce.
[…] Dans les cryptes du Passé, l’antique serpent secoue ses prestiges ; il amplifie la masse énorme des ruines pour abattre nos courages ; il amoindrit les individus et augmente les foules ; il exagère l’importance des résultats matériels pour diminuer les spirituels, il multiplie les systèmes pour nous conduire à l’éclectisme ; il nous présente le monde comme une machine énorme sur le mouvement implacable de laquelle aucune volonté ne peut rien. Il espère ainsi nous cacher que les seuls perfectionnements viables naissent par le progrès moral et que le progrès moral collectif ne s’obtient que par et dans l’individu.
[…] j’existais avant l’instant de ma naissance ; j’existais, moi immortel, formé dans les cieux d’une parole divine ; pour joindre le corps que me préparaient un homme et une femme tout au loin, j’ai dû traverser bien des temps et bien des espaces ; et si vertigineuse qu’ait été à son début la vitesse de ma chute, elle s’est ralentie à mesure qu’elle se prolongeait, au contraire de ce qui se passe dans le pondérable ; elle a duré suffisamment pour que je m’imprègne au passage de toutes les odeurs, pour que je me « salisse », que je m’alourdisse, que je me pétrifie. Plus je descendais, plus longtemps je séjournais sur des terres tristes.
[…] S’il est vrai que la personne présente soit presque entière construite avec les legs des ancêtres, si les cellules du corps actuel ont déjà été des atomes minéraux, des cellules végétales, animales ou humaines, si la vitalité porte les vertus et les tares ataviques, si le caractère et la mentalité sont dans leur charpente et dans leur dessin ceux de ma généalogie réelle, – ne suis-je pas, en somme, une réincarnation complexe, et n’ai-je pas, en toute justice, à réparer telles ou telles fautes de plusieurs parmi mes aïeux, puisque les éléments de tout ordre qui aujourd’hui sont miens, furent autrefois, çà et là, le long de la Durée, les organes d’autres hommes disparus ?
Sous cet angle, l’hypothèse de la pluralité des existences, […] satisfait mieux notre pauvre petite conception de la Justice universelle. Et le contentement de paraître comprendre quelque chose au mystère du monde nous fait accepter de meilleure grâce nos infériorités.
De ce que tout est écrit, s’ensuit-il que rien ne puisse être changé ? Le seul fait que nous nous demandions si l’on peut vaincre la fatalité donne une réponse affirmative. Si la victoire, même lointaine, était impossible, le soldat par avance se sentirait vaincu. Et puis, il y a l’intervention de la miséricorde divine que le Christ en descendant jusqu’à nous a rendue possible par l’effort réuni de notre prière et de notre humilité. Nous venons de voir que le Destin reste inexorable ; il est l’essence même des lois de la Nature. Mais au-dessus de la Nature, ou en dedans d’elle, il y a la Surnature, le Divin, l’Amour : riches de ressources infinies et qui peut par conséquent modifier la Nature sans en altérer l’équilibre, sans en léser la Justice.
L’on peut donc, on doit, avant tout, rester digne devant le Destin, accepter, du même air, ses hommages et ses violences. Voilà déjà un travail qui met en marche les plus secrets ressorts de l’être et les plus nobles.
Voilà une attitude idéaliste et réaliste à la fois. Celui qui peut la garder a compris que les circonstances sont seulement des cadres et des formes, puisque leur valeur essentielle dépend de l’usage que nous en faisons. C’est la manière dont on accueille les événements, c’est leur utilisation, ce sont les embellissements intérieurs auxquels nous les faisons servir qui leur donnent leur sens et qui les rendent, en réalité, fastes ou néfastes, stériles ou fructueux. Chaque minute vécue accroît la Force du destin. Voilà pourquoi le Maître des maîtres désire si fort que nous vivions parfaitement aujourd’hui même ; c’est le meilleur procédé pour faire chaque lendemain plus beau que la veille. Et le meilleur secours pour obtenir cette perfection souriante viendra de Celui qui a dit : Venez à moi, car mon joug est doux et mon fardeau léger.
[…] Le Christ nous dit [aussi] : Celui […] qui veut accomplir la perfection de son développement, […] qu’il cultive sa liberté, […] qu’il accepte son Destin et […] qu’il marche avec moi, dans une confiance entière.
Mystique chrétienne, la destinée, 1984, pp. 89-103
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