par Marcel Renébon
Taudis glorieux de Saint-Jean, le « Marais » de Lyon, sur le pavé suintant duquel glissent d’étranges porteurs de savates ; volets fermés d’Ainay, roidis autour du roman pur de la basilique ; laisser-aller bon enfant des quais de Saône, où des gosses nus godaillent entre deux barques plates, barques à pêcheurs d’eau douce ; muraille de Fourvière écrasée sous d’outrageantes tours, épiscopales et laïques, en pierre et en fer ; arène de Bellecour où Louis XIV cavale, sans étriers, sur un cheval de bronze qui fait peur aux enfants ; fumées de Vaise ; puissante et studieuse citadelle de la Croix-Rousse d’où dégringolent vers les Terreaux des maisons à traboules ; l’espace enfin, le Rhône franchi, dans ces Brotteaux fiers qui gardent, dans la raideur, le repos des soyeux pingres et travailleurs, tel m’apparaît Lyon dans le kaléidoscope de mes souvenirs.
Drôle de ville, drôles de gens, drôle d’air autour ! Les Romains en font Lugdunum qui porte son nom comme une lanterne rouge plantée sur le terroir de la plus vieille Gaule. La terre nous livre aujourd’hui sa blancheur ternie en arcs et en empereurs amputés, en tombeaux lourds, voire en théâtre « antique ». La douce Blandine et Pothin y méritent leur sainteté en fumant la colline de leur sang. Au Moyen-âge Lyon se hérisse de confréries, d’échevins et d’un clergé qui deviendra volontiers schismatique. Le pont bossu de la Guillotière laisse passer, comme son frère en Avignon, les premières caravanes qui s’en vont vers la lumière et la promesse italiennes. Le Roi s’amuse – c’est Henri III : « De la soie pour mes nobles ! » Et Lyon fabrique de la soie comme Paris des docteurs, Marseille des ruffians, Bordeaux des marins. « La ville de Lyon sera rasée », décrète une Convention d’autant plus sanguinaire que sa peur a été plus grande de voir Lyon s’armer pour les lys. Prétention ! Lyon s’en tire avec les cinq mille mitraillés des Brotteaux. Napoléon y étalera, quelques années plus tard, les façades de Bellecour et Lyon fabriquera les bas de soie de l’Empire, comme elle a fabriqué les fraises d’Henri III : la soie n’a pas d’odeur !
Pas d’odeur ? Voire... Elle a celui du sang quand les gros sous s’en mêlent. Deux révoltes de canuts, ces fourmis du riche textile, vont faire suer de peur les bourgeois de Perrache. Drapeau rouge et marée descendante des ouvriers mécontents, révoltes sans lendemains visibles. Le canon, les deux fois, ramène l’acceptation, sinon l’humilité...
Beau dessin de Lyon qui dégage aujourd’hui la ville de l’enchevêtrement du temps. Au pied de Fourvière coule la Saône lente. Elle se tord à Vaise, étreint Rochetaillée d’un genou noble, frôle la cathédrale qui vit passer des rois et des papes et aussi un âne, coiffé d’une mitre par les révolutionnaires. Elle se jette à la Mulatière dans la violence du Rhône. Quais larges de ce fleuve royal, remous gardés de la montagne mère. Il faut y voir, le soir, s’allumer la Croix-Rousse et luire le blanc des sables. Les deux rivières roulent dans le même lit jusqu’aux promesses de l’Orient, jusqu’à Marseille. Mais ils longent les Cévennes, nids à barons parpaillots et les Alpilles exquises qu’embaume encore la Madeleine.
Dessin de Lyon, destin de Lyon. Le fauve a la dent prudente ! La race est tourmentée, mais à froid. On ne se livre ici qu’au comptant, pour le quotidien, mais on tire sur l’Eternel des traites avalisées par une foi robuste. On y critique Dieu, on l’y discute dans une ambiance d’eau bénite ou d’eau sulfureuse, de pèlerinages ou de sociétés secrètes. Mais IL Y EST.
Il est dans ces rides, dans ces crânes durs, dans ces cœurs bons pourtant, mais sans abord. Il est dans ces fleuves différents qui font ici leur unité. Il est dans les rues, dans les ouvriers hargneux et fiers, travailleurs, besogneux jusqu’à la maladie, dans cet air chargé d’histoire, de sacrifices et de misères. Il est dans cette brume propice aux confidences, qui tombe sur la ville et la ouate d’un singulier silence.
Lyon ne se livre pas au premier venu. On ne s’en délivre pas plus facilement. Elle hante l’exilé par une qualité de hargne fidèle et de jalousie tendre. Elle met sur les êtres un couvercle et opère en eux des transmutations secrètes. On y trempe dans une macération forcée qu’encourage la plainte des pierres. Contrainte salvatrice ! Lyon gaine les appétits, endigue les plaisirs, tuyaute les instincts. On n’y rit guère : c’est indécent. On y sourit. On y goûte une liberté corrigée par des mœurs restées austères. Les disciplines collectives y corsètent le naturel. Elles lui donnent du dépassement, de la grandeur...
Grandeur, c’est le mot qui signe Lyon, qui l’exhausse. Les quolibets battent au pied de cette vertu, mais ne l’usent pas. S’il fallait que la France demeurât par une ville, et si nous en avions le choix, il faudrait que ce fût par cette cité du Nord glacée dans le Midi. On y retrouverait, conservées, intactes, les moins imparfaites de nos humaines pauvretés.
Là-haut, dans un cimetière que l’on aborde par des chemins où pousse l’herbe, des raidillons à rampes et à panoramas, une tombe écrase la grande allée. Elle est nue et lourde. La pierre du centre porte ce nom Philippe Nizier.
Bulletin des Amitiés spirituelles, avril 1951
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