par Marcel Renébon
Que les hommes se traitent parfois de « cochons », c’est le signe certain d’un manque d’éducation doublé d’un manque de discernement. Bien sûr, le cochon n’est pas toujours rose et lavé, mais enfin, à titre posthume, il nous vaut le lard, le jambon et le saucisson. Cela mérite quelque reconnaissance. La poule n’a pas non plus bonne presse et pourtant, elle fait l’œuf sans lequel nous serions moins heureux. Mais c’est avec l’âne que l’homme est peut-être le plus odieux. « Espèce d’âne », dit-on au gosse et, jadis, on poussait la férocité jusqu’à coiffer le malchanceux d’un bonnet à longues oreilles, pour l’humilier. C’était des procédés d’instituteur ; on sait que cette spécialité ne donne pas toujours du génie.
Certes, les ânes que j’ai connus avaient de fortes personnalités ; ils s’entêtaient. Mais ils menaient leurs affaires d’âne avec astuce et constance, jusqu’au chardon inclusivement. Leur calme était magistral, l’ironie de leurs oreilles mobiles très supérieure à celle des gens du « Canard enchaîné » et qui savait lire dans leurs yeux y trouvait un savoureux mélange de mépris, de malice et de bonté. Évidemment, du côté vocal... Mais, dans ce siècle de speaker et de speakerine, n’aimerait-on pas parfois entendre un vrai « Hi han » sortir des transistors ?
Albert Schweitzer avait chez lui un beau portrait d’âne et racontait que c’était par reconnaissance. Jeune homme, il roulait en vélo sur un sentier vosgien quand il butta sur un âne. Il hurla ; l’âne ne se dérangea point. Il descendit de sa machine, lui donna quelques coups : l’âne, amusé sans doute, ne se dérangea pas davantage. Schweitzer dut grimper le talus, sa bicyclette sur le dos, pour passer. Le futur docteur avait ses côtés ruminants ; il savoura son échec et sut en tirer la leçon. Il avait appris de l’âne à dire « Non » et, cinquante ans plus tard, il disait que cela lui avait beaucoup servi. Ce qui est certainement vrai ; tous ceux qui ont approché Schweitzer le savent.
Les rapports du Seigneur et des ânes furent plus que cordiaux. C’est sur l’un d’eux que la sainte Famille fuit vers l’Égypte. Sans vouloir dire qu’elle fut sauvée par l’âne, on peut accepter l’idée qu’il y aida et que ses longues oreilles amusèrent l’enfant Jésus. L’âne avait été à la peine ; il fut à l’honneur. C’est sur une ânesse, on le sait que le Seigneur fit son entrée à Jérusalem. Ce jour-là, l’âne portait le Roi du Monde. Mais a-t-on assez remarqué qu’il y avait, d’après Matthieu, deux animaux. L’ânon n’a pas dû servir cette fois, le Seigneur Lui-même n’étant pas capable de monter deux bêtes. Risquons cette hypothèse : l’ânon, qui aura grandi, servira pour une autre entrée. C’est une question fort importante et qui se trouve également posée par des épisodes tels que les multiplications des pains.
Nous avons à apprendre. Et d’un âne... C’est une leçon d’humilité et c’est aussi une leçon de justice. Car a-t-on jamais entendu un âne injurier son petit en le traitant de « Bougre d’homme » ? Seuls les hommes sont assez orgueilleux pour emprunter leurs malsonnances au règne animal. Oui, il y a beaucoup à apprendre des ânes et d’abord... de la tenue.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, juillet 1973.
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