par Sédir
présenté par Chappuis
Vous trouverez ci-après deux variantes relevées dans les publications d’Initiations, de Sédir. La première, plus minime est à relever dans le chapitre Antibes. J’ai repris la fin de ce chapitre en y incluant les variations trouvées, fort intéressantes ; elles sont en italique.
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En effet, c’était un très grand personnage étranger que tout le monde croyait mort au fond de l’Asie, dont tout le monde connaissait alors le nom. Il s’était arrêté, attendant un geste d’Andréas, exactement comme moi, tout à l’heure, sur le port.
– Tu vois, tes camarades, en cinq ans, ont risqué dix mille fois la mort ; ils vivent. Lui, depuis trois ans, il a été pourchassé par des milliers d’hommes, traqué, sans argent, sans refuge. On le croit dans une forteresse, ou enseveli sous la neige, quelque par entre Tobolsk et Irkoutsk. Le voilà ; il a su rester simple. Allons lui serrer la main puisque tu le connais ; nous déjeunerons ensemble.
La seconde, la plus importante, est issue de La salutation angélique, publié par la revue L’Initiation, en janvier 1907. J’en extrais la partie qui ne figure pas dans les publications du chapitre L’Ave Maria. En italique ce qui figure avec quelques modifications dans la version actuelle dudit chapitre.
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C’était un samedi du commencement de décembre ; je choisissais d’ordinaire ce jour-là pour monter chez Andréas, parce qu’il lui arrivait de me retenir fort avant dans la nuit, et que les dimanches matins étaient presque toujours libres de consultations et de visites. Nous revenions, lui, sa femme et moi, de la Podolie (1). Il avait eu besoin d’une sorte de gui de chêne, qu’on ne trouve que sur des arbres recouverts d’une certaine mousse brunâtre ; il connaissait un prince, seigneur d’immenses domaines, qui nous avait accueillis avec toute la vieille magnificence hospitalière des Polonais.
Ç’avait été une semaine de festins, de majouwkas, de beuveries d’hydromel et de vins rares. De dix lieues à la ronde, tous les châtelains étaient venus, avec leur suite, voir les Français ; ils me semblèrent connaître tous Andréas de longue date, le traitant avec une certaine déférence, et tenant à part avec lui de longs conciliabules. Mais ce n’est pas de l’activité politique de mon mystérieux ami que je veux parler à présent : ce sera, pour une autre fois, une plus longue histoire.
Nous nous trouvions rarement seuls parmi cette affluence de nobles, de grandes dames, si simplement courtois, de paysans et de paysannes qui ne se lassaient jamais de danser, de cosaques ravis de montrer leur adresse et leur force ; c’était un peuple sain, respectueux et indépendant, tout près de la Nature, aimant la terre, assez artiste pour en goûter les fortes beautés, et avec cela, travailleur et constant. J’admirais aussi comme Andréas se trouvait à l’aise avec tout le monde, également simple à l’immense table seigneuriale, dans la maison de bois du laboureur, sous la tente des tziganes. Au château, tout le monde parlait français ; mais mon ami conversait volontiers en podolien avec les gens du village. À tous il se rendait utile ; c’était, pour un malade, l’indication d’un remède, au cuisinier, une nouvelle recette de mazurki, au cultivateur, un secret pour son bétail, au bohémien, un thème musical. Mais il faut me borner ; une autre fois, je ferai le récit de sa visite au campement des nomades établi près des bois.
Une nuit donc, nous revenions d’un pique-nique monstre, ayant pris place tous trois dans la même calèche ; la neige commençait à tomber ; autour de nous, un piquet de cosaques portant des torches s’enfonçait au galop dans les colonnades indéfinies de la vieille forêt sonore. D’autres calèches nous suivaient, puis les serviteurs, dans des chariots plus lents, faisaient monter sous la nuit l’harmonie de plus en plus lointaine des vieux cantiques et des romances que chantaient déjà, au quatorzième siècle, leurs ancêtres, ennemis des Teutons.
Andréas dit tout à coup :
– Avez-vous remarqué, docteur, comme ces gens aiment la Swienta Matka Bôza, la sainte Mère de Dieu ?
– En effet, repris Stella, tous lui sont très dévots ; le comte Michal, son père, le vieux prince Witold, Yanek, l’intendant, et je ne parle pas des femmes, toutes les personnes que j’ai pu approcher s’adressent à la Vierge dans ce pays.
– Et le culte populaire, celui qui jaillit spontanément de la foule, on le voit fleurir dans la plaine et dans les endroits où il y a beaucoup de chênes : toute cette forêt de Malinicze en est remplie.
– C’est vrai dis-je ; j’ai appris qu’il y avait dans la région un pèlerinage miraculeux. En France, la Vierge noire de Chartres était au milieu d’une forêt ; en Bretagne, même tout près de la mer, il y a beaucoup de petites chênaies ; dans le bois de Meudon, il y a une Vierge, et les séminaristes de Fleury l’ont placée dans un chêne.
– Mais, dit Stella, à Lourdes, et Notre-Dame-du-Puy-en-Velay et la Salette ? C’est dans la montagne ?
– Oui, mais ces centres-là, répondit Andréas, viennent d’en haut et non pas des hommes.
– Et quel enseignement faut-il tirer de cela, demandai-je ? Il doit y avoir une raison aux coutumes des Druides, récoltant le gui sur des chênes, au solstice d’hiver, époque de la naissance physique du Verbe ?
– Bien sûr qu’il y a une raison, mon docteur, me répondit Andréas en hochant la tête. Qu’est-ce que le chêne ? Qu’est-ce que la Vierge ? Qu’est-ce que le gui ? Ne croyez pas que le chêne et le gui soient en correspondance, comme disent les occultistes, avec la Mère de Dieu ; ils sont dans les ténèbres ce qu’elle est dans la lumière. Je m’exprime mal, – ajouta-t-il, comme pour corriger ce que son idée pouvait avoir d’irrespectueux – mais comprenez ce que je veux dire : plus la maison que vous construisez est haute, plus les fondations doivent être profondes et solides ; de même, plus le venin d’une pierre, d’une plante, d’un animal est virulent, plus la médecine qu’on peut en extraire est active.
Ici, Andréas rejeta vivement le pan de fourrure qui couvrait ses jambes, se dressa sur la banquette, en cherchant à percer l’opacité des ténèbres où nous nous enfoncions, et, saisissant les rênes, par-dessus les mains du cocher, tire dessus en faisant entendre une sorte de sifflement modulé ; les chevaux baissèrent les oreilles, se cabrèrent et retombèrent immobiles, les jambes raides, en renâclant. Le cocher secouait ses mains, meurtries par la poigne formidable d’Andréas, tandis que ce dernier, sautant à terre, s’avançait de quelques mètres et nous montrait une sorte de trou profond, où tout notre équipage se serait infailliblement brisé.
Les cosaques, porteurs de torches, qui galopaient sur nos côtés, n’avaient pas aperçu cette fosse ; ils étaient tous là penchés sur les encolures fumantes, éclairant le ravin et regardant Andréas chez qui l’intuition des natures simples leur faisait pressentir quelque mystère ; et le comte, notre hôte, demandait à ce dernier comment il avait prévu l’accident.
Mais Andréas, au lieu de répondre à sa question :
– Rien n’est plus simple, mon cher comte, que d’arrêter un cheval sur place ; c’est un Kirghiz qui m’a appris ce tour ; je vais vous montrer cela si vous voulez bien que je monte dans votre voiture.
Notre hôte n’insista pas et sa femme, la comtesse Jadwiga, vint dans notre voiture. Je ne revis Andréas que le lendemain matin ; nous quittâmes le château ce jour-là, pour aller en poste jusqu’à Proskourow y reprendre le train de Lemberg (2) et rentrer en France par Vienne ; mais il y eut un officier ami avec nous pendant tout le trajet, de sorte que je ne pus reprendre notre conversation, avant la semaine suivante, dans la petite villa de Ménilmontant.
Nous étions donc assis tous trois, ce soir-là, près d’une petite lampe ; Stella brodait ; Andréas et moi fumions ; et le calme de la modeste chambre me semblait plus profond au souvenir du tumulte des hautes salles châtelaines que nous venions de quitter, toutes sonnantes du bruit des chansons, du choc des vaisselles et des défis des buveurs. Cet homme, en jersey, pensai-je, est lui-même aussi bien en buvant de l’eau dans un verre de deux sous, que chez le prince Viold, siégeant à la place d’honneur, dans une cathèdre du quinzième siècle.
À ce moment, Andréas descendit de son rêve et me regarda. Je compris la puérilité de mon émerveillement. Il n’est rien, me dis-je ; il est ce qu’il faut qu’il soit. (3)
(1) Région actuellement à l’ouest de l’Ukhraine.
(2) Actuelle Lvov en Ukhraine.
(3) À partir de la ligne suivante le texte est dans l’ensemble, à part quelques variantes insignifiantes, identique à celui de l’édition actuelle.
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