par Marcel Renébon
Chez nous, la vertu n'a pas bonne presse. Passe encore que les chansonniers s'en gaussent, que les journalistes lui préfèrent les turpitudes d'un vice qui sait renouveler ses effets. Mais la vertu a servi de cible à des écrivains chevronnés, à des dramaturges, à tant de gens sérieux qu'il faut bien qu'elle ait, si j'ose dire, quelque chose de pas catholique.
Qu'est-ce enfin que la vertu ? Une « disposition constante de l'âme qui porte à faire le bien et à éviter le mal », nous dit le Petit Larousse toujours illustré. Voilà bien de quoi pulvériser la critique, de Rabelais à Molière ou à Marcel Aymé. La belle chose que la vertu ! Qui n'aspirerait à ce brassement de lys, à cette combustion d'encens, à ce choix séraphique et perpétuel ? Qui ne se souhaiterait vertueux des cheveux au métatarse, de l'aube au crépuscule ! Certes, il est des souillons, des croqueurs de soufre, des corrompus, des ricaneurs, des boucs qui penchent vers le mal avec beaucoup de naturel et s'y vautrent comme porc dans la soue. Mais ce sont là des exceptions pour la Série noire.
À relire la définition cependant, un mot fait douter : « Une disposition constante... » Bigre ! Comme elle y va, la maison Larousse ! Pas grand chose ici-bas n'est constant. L'humeur varie comme le mercure du thermomètre et les dispositions de l'âme ne sont pas plus constantes que les nuages dans le ciel. Voilà bien notre vallée de larmes ! On part pour une vie de vertu, on trébuche sur un adjectif.
On connaît de bonnes manières de tourner l'obstacle, une bonne manière plutôt, mais solide, éprouvée, cousue main. Qui serait assez pointilleux pour reprocher à quelqu'un dont la vertu parfume le monde vingt-trois heures durant de se donner un peu de bon temps la vingt-quatrième ? Avec des variations sur l'horaire, nous en sommes tous là. Qui n'a jamais péché m'envoie la première lettre de protestation : ma boite aux lettres y suffira. Mais... passez pour un saint homme, même pour un petit bout de saint de quatrième classe, très localisé rien ne sera plus déprimant – pour vous – que d'être remarqué dans la vingt-quatrième heure, dans celle que nous appellerons, poliment, l'heure de la détente. Il faut un commencement à tout, voire à Tartufe. Le premier pas dans la dissimulation, s'il coûte, peut préfacer des records sensationnels aux cent mètres de l'hypocrisie.
Un autre abîme menace la vertu. C'est de se savoir elle-même. Portez une auréole bien éclatante, bien astiquée par les anges au milieu d'une forêt de casquettes et de chapeaux mous et vous verrez si vous irez loin. Estimez-vous heureux si on ne vous la tire-bouchonne pas autour du cou après vous en avoir roussi le nez et la moustache. La vertu amidonnée est bien compromise, elle attire le coup de pied au derrière aussi infailliblement que le revenu attire le percepteur ou la famine le choléra. À notre connaissance, il n'y a pas de thérapeutique susceptible de faire avaler la vertu, par n'importe quel bout, à ceux qui s'en moquent.
« Si vous n'en voulez pas, n'en dégoûtez pas les autres », me dit une voix amie, qui lit par-dessus mon épaule, comme disait le fin Ponson du Terrail. Bien que dénuée de toute intention charitable, elle me paraît porter des germes de pertinence. Rêvons donc d'une vertu qui serait tellement elle-même qu'elle s'ignorerait, qu'on l'ignorerait. D'une vertu si limpide, si cristalline, qu'elle ne connaîtrait pas la boue du monde. D'une vertu qui serait comme un sourire d'enfant, une violette dans le printemps spirituel. Il faudrait être bien déçu pour penser que ces fleurs-là n'existent plus ou qu'elles n'ont jamais existé.
Mais, en attendant, vivent les mauvais garçons et les mauvaises filles qui ne peuvent décevoir leur monde ! On n'en attend que des crimes ! À leur profit, il faudrait reprendre la définition du Larousse et dire qu'ils ont une « disposition constante de l'âme qui porte à faire le mal et à éviter le bien ». Mais ce ne serait pas davantage possible. À quelques « personnalités » près, on ne peut pas plus faire constamment le mal que le bien. De sorte que ces chevaliers de la nuit font plus souvent qu'ils n'en ont l'air des actes contraires à leur mauvais principe. Par, exemple, ils tombent en Indochine, mêlés, par chance, à quelques fils de ceux qui pensent bien. La disposition au bien de ces incurables est accidentelle, violente et rouspéteuse. Leur vertu s'arrose au vin rouge et vacille quelquefois, en fin de soirée, sur ses bases. Elle a l'haleine forte. Mais, par des matins clairs, elle s'offre des noces avec la misère ou la mort. Cette vertu-là siffle au coin de boulevards sordides et danse à l'accordéon, mais c'est elle qui paie les guerres.
Le Christ aimait bien les mauvais garçons et les mauvaises filles. De l'une Il fit Sa meilleure amie. Les disciples eux-mêmes n'en revinrent pas, de plusieurs semaines. Cela donne à penser...
Bulletin des Amitiés Spirituelles, octobre 1955
Du très grand Marcel...
Rédigé par : André Lanteaume | 26 novembre 2009 à 19:55