par Pierre Wilson
Yann, Keph, Spyr, trois noms qu’il a bien fallu choisir pour désigner d’une manière symbolique les trois éléments fondamentaux de ce que Teilhard de Chardin a pu dénommer Le Phénomène Humain, tout au long de cette aventure prodigieuse que constitue la Vie, entre les deux instants à l’avance fixés pour sa Naissance et pour sa Mort, à l’intérieur des cadres limités de la relativité du Temps et de l’Espace.
Caprice du Hasard ? Force des Choses ? Arrêt du Destin ? Grâce de la divine Providence ? Peu importe à la vérité, à travers la terminologie adoptée, le motif qu’il plaira d’invoquer pour expliquer et justifier une telle rencontre. De toute façon, un fait demeure, – et c’est cela seul qui doit compter – : ainsi ces trois éléments, d’apparence si disparate, vont se trouver amenés à conjuguer leurs efforts pour constituer ensemble une équipe, dont la valeur – la cohésion ou le manque d’entente – vont conditionner les succès et les échecs, les grandeurs et les misères, les joies et les détresses dont se trouve tissée la trame de toute destinée humaine.
Yann, le corps, la chair, le siège de la vie instinctive. Profondément enté dans le sein de la Nature nourricière. Assujetti à l’ensemble des lois physico-chimiques de la gravitation universelle et de l’évolution qui régissent le domaine de la Matière pesante et périssable.
Keph, la pensée, le cerveau, le siège de la vie fluidique et des facultés intellectuelles : volonté, mémoire, raisonnement logique, imagination, le cerveau qui, selon l’expression de Claude Bernard, « secrète la pensée comme le foie secrète la bile » (c’est à dessein que nous laissons de côté le terme : esprit, afin de prévenir toute confusion possible) – affranchi de la pesanteur, doué de la faculté de déplacement instantané, mais néanmoins astreint à résidence dans le relatif sans accès possible dans le domaine de l’Absolu dont il a conscience, mais auquel il ne peut qu’aspirer.
Spyr, l’âme, le souffle vital, le principe immatériel, indestructible et qui, libre de toutes les entraves de la matière, est seul capable de se mouvoir avec aisance dans les « hautes sphères » où souffle l’Esprit.
Par un concours de circonstances assez singulier, ces trois personnages profondément dissemblables et qui, avant l’instant même de leur rencontre, n’étaient l’un pour l’autre que des étrangers que tout éloigne ou sépare, se trouvent réunis au départ d’une vallée pour réaliser ensemble le projet d’une ascension, longue et pénible, hérissée de difficultés et de dangers, en direction d’un col lointain, très élevé, environné de cimes abruptes, mais dont il est dit qu’il commande, sur l’autre versant, l’accès vers des horizons nouveaux de béatitude et de paix.
Yann, le premier de nos trois compagnons, est un énorme colosse sanguin, haut en couleur, demeuré très près de la Nature, un vrai fils de cette Terre à laquelle il donne l’impression d’adhérer par toutes les fibres de son être. Sur le corps d’athlète aux membres vigoureux, la tête paraît toute petite; le visage, avec son regard clair et son sourire candide, semble celui d’un enfant. Plus riche de muscles que d’idées, et très généreux d’une puissance physique dont il fait volontiers étalage. Facilement oublieux des enseignements de la veille, et peu préoccupé des problèmes du lendemain, il vit avec intensité la minute présente, obéissant à la voix de l’instinct et surtout soucieux de la satisfaction immédiate et totale des besoins élémentaires dont chaque jour amène immuablement le retour : à l’abri de la maladie et de la souffrance, de la chaleur qui épuise et du froid qui engourdit, goûtant voracement les naïves délices de la faim qu’on apaise, de la soif qu’on étanche, et la paix du sommeil où s’effacent si bien les regrets et les craintes. Très épris de son bien-être matériel (ainsi qu’en témoigne le volumineux et lourd chargement des vivres et de matériel qu’il porte, sans effort apparent, sur ses robustes épaules). Plus vaniteux et fanfaron que vraiment orgueilleux, il se montre sceptique et méfiant à l’égard de ce qu’il ignore, et devient facilement craintif devant quelque chose qui échappe à sa compréhension, ou devant quelqu’un qui le domine. Plein de bonne volonté, aimant rire. Capable d’apprécier à leur juste valeur aussi bien la saine fatigue qu’apporte le travail que le succès qui vient récompenser l’effort; loyal et fidèle à ses amitiés, mais d’humeur instable, passant d’un instant à l’autre de l’enthousiasme le plus extravagant au désespoir le plus sombre !
Il est vêtu comme les pâtres montagnards : toque de fourrure, ample veste de peau de mouton, culotte de cuir, bas de laine, gros souliers ferrés. Si cet être, simple et fruste, a décidé de courir tous les risques de ce lointain voyage, c’est pour avoir entendu vanter, par des Anciens pleins d’expérience, les attraits de ces pays merveilleux où le ciel est plus limpide, le climat plus doux, la farine plus blanche, le vin plus généreux, les femmes plus belles et les amis plus sûrs et où, pour chaque goutte de sueur, le salaire est plus large et le profit plus grand. Ainsi a-t-il voulu – laboureur ou berger –, rien ne l’attachant plus au rude sol natal où dorment les Ancêtres, partir au loin, établir son foyer, fixer sa descendance, et chercher le bonheur.
Au départ, les trois compagnons, n’ayant pas encore bien achevé de lier connaissance, et ne possédant en commun que des affinités assez lointaines, marquent certaines hésitations et s’observent avec quelque méfiance. Le trajet est facile et les forces sont intactes. De fait, Yann va se trouver le premier en action, et il prend délibérément la tête du groupe ; Keph et Spyr demeurent dans une attitude de prudente réserve et cheminent en silence. Il apparaît bien vite que Yann et Spyr notamment, ne se trouvant pas « en ligne sur les mêmes longueurs d’ondes », sont amenés à s’ignorer à peu près complètement ; en réponse à la cordiale sollicitude dont Spyr tient à faire preuve à son égard, Yann n’arrive pas à se défaire d’une certaine appréhension envers ce singulier compagnon qui demeure totalement indifférent à tout ce que lui-même place au premier plan de ses préoccupations essentielles : un être vraiment bizarre qui vit pour ainsi dire sans penser à manger ni à boire, et dont l’absence de sommeil et de repos ne semblent devoir affecter ni la santé ni la bonne humeur.
Par contre, Yann ne va pas tarder à manifester beaucoup plus d’affinités pour Keph dont le comportement et les réactions lui sont plus facilement accessibles. Yann va subir l’ascendant puissant de ce compagnon qui paraît tout connaître, tout comprendre et qui – quelque soit le problème qui vienne à se poser – semble capable d’en fournir instantanément la solution la meilleure.
Keph est de taille moyenne, bien découplé ; sa démarche est rapide, sa voix claire, ses gestes précis ; son regard gris pétille d’intelligence ; son masque volontaire respire l’énergie et la confiance en soi. À la culture immense d’un savant pour qui les sciences physiques et naturelles n’ont pas gardé le moindre secret, Keph joint le sens pratique d’un organisateur de pair. Mais ce qui – plus encore sans doute que la personnalité de Keph – a pu séduire et subjuguer Yann, c’est un équipement dont la réalisation a permis de concilier jusque dans les moindres détails les exigences impérieuses de poids et d’encombrement avec un souci maximum de bien-être et d’efficacité–: la combinaison en étoffe synthétique de couleur claire, si solide et si souple, le casque en matière plastique, si léger et si résistant à la fois, assurant une protection parfaite contre l’ardeur du soleil et contre les risques de chutes ou de chocs, le harnais à compensation automatique, permettant la charge ou la décharge instantanée d’un fardeau constamment réparti pour la plus grande commodité du porteur, l’outillage, le matériel scientifique – à la fois succinct et complet –, la trousse médicale – médicaments et objets de pansement –, la réserve de vivre enfin, véritable chef-d’œuvre de diététique équilibrée, avec sa collection d’aliments survitaminés présentant, sous un volume infime, un potentiel énergétique couvrant largement tous les besoins d’une telle expédition. C’est donc avec joie et en toute confiance que Yann s’est déchargé, sur cet ami qu’il admire, de toutes les responsabilités et de toutes les initiatives en rapport avec le commandement, en acceptant de se cantonner lui-même, sous l’autorité d’un tel chef, dans les fonctions habituellement dévolues aux porteurs et aux domestiques : installation des campements, entretien des feux, corvées d’eau ou de bois.
Keph obéit, pour sa part, à des mobiles sans doute très différents de ceux de Yann. Esprit d’aventure ? Curiosité scientifique ? Ambition d’arracher à la Nature quelque secret dont la possession échappe encore à la convoitise de l’homme ? Instinct de domination ou volonté de puissance apparaissant soudain chez le savant comme la manifestation suprême de l’orgueil ? Un peu de tout cela sans doute !
Les personnalités de Keph et de Spyr apparaissent, de prime abord, marquées par des dissemblances très nettes pouvant aller parfois jusqu’à l’antagonisme ; et il va falloir un rodage plus prolongé pour permettre à certaines affinités profondes de s’établir et de se manifester. Certes, Spyr est parfaitement à même de pénétrer la pensée de Keph et d’en apprécier à leur exacte valeur toutes les subtiles ressources. Mais, de son côté, Keph – peut-être un peu décontenancé comme le fut Yann lui-même par cette impression de fluidité immatérielle qui se dégage de la personne de Spyr – ne peut se défendre d’une sorte de condescendance un peu sceptique à l’égard d’un partenaire dont il paraît tout ensemble appréhender, déplorer et jalouser le souci d’indépendance et le caractère apparent d’imprévoyante fantaisie.
Dans les plis harmonieux d’une ample tunique de laine beige, serrée à la taille par une mince cordelière, Spyr dissimule les lignes précises d’une silhouette que l’on devine svelte et gracieuse. Le rythme de son pas, élastique et léger, paraît préluder à l’envol d’une danse ou à l’esquisse d’un essor. Ses pieds sont chaussés de sandales de cuir, retenues par d’étroites lanières tressées. Son front est ceint d’un large bandeau de laine blanche formant une sorte de turban, d’où s’échappent des boucles de cheveux blonds encadrant un visage au profil pur et noble. Ses yeux ont de larges prunelles claires, tantôt limpides comme l’azur du ciel, tantôt glauques comme les flots de l’océan. Et, lorsque leur regard croise celui de Keph où paraît s’allumer le reflet gris-bleuâtre d’une lame d’acier, c’est toujours le savant qui, le premier va détourner les yeux, ou baisser les paupières.
Quant à l’équipement de Spyr, il est vraiment réduit à sa plus simple expression : une gourde d’eau pendue à la ceinture ; en bandoulière sur l’épaule droite, une mince couverture roulée ; sur la gauche, une simple musette de toile partagée en deux compartiments : d’un côté, une poche de farine, un petit flacon d’huile, un gobelet de miel, un sachet de sel, et quelques poignées de figues sèches et d’amandes, de l’autre : un couteau, une petite boîte soigneusement empaquetée, et une sorte de flutiau rustique à plusieurs tuyaux de roseau, dont la forme rappelle vaguement celle de l’antique flûte de Pan.
Au sujet des mobiles qui ont pu inspirer ce voyage, Spyr se montre assez discret ; épris de liberté, en quête d’absolu, il aime l’air des cimes, les larges horizons. Et, si l’on insiste pour essayer d’en savoir davantage, il invoque l’obligation de certaine rencontre, dont le rendez-vous avait depuis longtemps été fixé au lieu même que les trois amis ont précisément choisi pour but.
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