par Didier Decoin
Il n’est plus midi, mais minuit. À Jérusalem, une autre femme. Où l’a-t-on trouvée, qui l’a dénoncée ? Son mari ? Son propre père ? Un frère ? Un amoureux ivre de jalousie ? Tout est possible, et ça n’a pas d’importance. Le seul fait incontestable, c’est qu’on l’a arrachée aux bras d’un amant. Et lui, cet homme, est-ce qu’il a seulement essayé de la défendre un peu ou bien, au contraire, a-t-il laissé emmener cette pauvre fille à qui, l’instant d’avant, il jurait qu’elle était toute sa joie et qu’il la trouvait belle ?
Quant à elle, elle n’a rien dit. Atterrée. Trop choquée par ce passage brutal de l’amour à la haine, de la douceur du lit où elle se lovait, frivole et heureuse, à la rudesse des rues à travers lesquelles on la traîne, ses pieds nus raclant la caillasse.
Elle a d’abord cru qu’ils la conduiraient directe ment aux portes de Jérusalem, là où ont lieu les lapidations. Pourquoi réunir un tribunal, pourquoi la juger ? Ça n’est pas la peine puisqu’on l’a prise en flagrant délit. La Loi est claire, nette et précise : il n’existe qu’un seul châtiment pour les femmes adultères. Il n’y a aucune raison de gaspiller du temps à entendre des témoins, puis à discuter du sort qu’on lui fera subir. [...]
La femme regarde pâlir le ciel. L’aube n’est plus très loin, à présent. Ils la tueront probablement dès qu’il fera assez jour pour bien voir où les pierres la frappent. Elle espère en tout cas qu’il en sera ainsi – qu’il y aura assez de clarté pour qu’ils voient ce qu’ils font, pour qu’ils la visent à la tête. Comme ça, si les pierres ne la tuent pas tout de suite, elle aura sans doute la chance d’être assommée. Elle tombera, et, comme elle ne bougera plus, il leur suffira de quelques minutes pour l’achever. Elle a atrocement peur de mourir, même si c’est sans trop souffrir. Elle voudrait tellement que quelqu’un l’aide un peu. Mais elle sait qu’il n’y aura personne pour la secourir d’aucune façon. [...]
Comme on arrive aux portes du Temple elle entend ceux qui l’ont arrêtée dire qu’ils vont la montrer à un Rabbi avant de l’exécuter.
Aux premières lueurs du jour, Jésus est descendu du jardin des Oliviers où il a passé la nuit sous la hutte qu’il s’est confectionnée. Grâce à son habileté d’ancien charpentier, sa hutte est moins brouillonne que celles qui l’entourent. Il s’en dégage une impression de solidité, d’assise et d’harmonie.
Il entre dans le Temple. À peine s’est-il assis sous une galerie que la foule commence à se rassembler autour de lui – des gens qui se sont réveillés et levés de bonne heure exprès pour venir l’entendre. Pierre et les autres disciples les regroupent de façon à laisser un passage libre pour le cas où Jésus devrait s’enfuir précipitamment. Car les rumeurs selon lesquelles les responsables religieux vont multiplier les occasions de le pousser à la faute pour avoir un motif de l’arrêter sont plus insistantes que jamais. Et s’il est déjà dangereux pour lui de prêcher à Jérusalem, c’est carrément défier la raison que de le faire dans l’enceinte du Temple. Dans la campagne et les bourgades de Galilée, il y avait toujours moyen de s’échapper. Mais le Temple est comme une souricière à l’intérieur de cet autre piège plus grand qu’est Jérusalem. Et cette même populace qui, pour l’heure, acclame Jésus, peut en quelques instants devenir un filet inextricable dans les mailles duquel il ira s’empêtrer.
C’est par ce passage que Pierre a ouvert au milieu de la foule que Jésus voit soudain s’avancer des scribes qui poussent une jeune femme devant eux. La lumière du jour est encore faible, mais les innombrables torches qui embrasent le Temple éclairent parfaitement la prisonnière. Il y a en elle un mélange un peu trouble de juvénilité et de sensualité. Son visage est celui d’une enfant, son corps celui d’une femme accomplie, et même déjà presque lourde. Elle ne pleure pas, mais sa bouche tremble comme si elle claquait des dents. Après tout, elle est si peu vêtue qu’elle a peut-être vraiment froid.
La petite cherche le regard de Jésus, mais celui-ci détourne ostensiblement les yeux.
Il se penche et, du bout de son index, se met à dessiner dans la poussière.
Comme pour minimiser le caractère dramatique que les scribes semblent vouloir donner à la scène – ils ont soigné leur apparition, s’approchant avec une lenteur mesurée, en quelque sorte déjà funèbre, formant autour de la femme à moitié dénudée un cortège compassé, digne et sévère.
Oh ! bien, très bien, apprécie Pierre, le Rabbi leur montre qu’il se désintéresse d’avance de cette histoire – et il a raison, ça sent le coup monté, le traquenard. Moins il en dira, mieux ça vaudra.
– Rabbi, l’interpelle un des scribes, cette femme vient d’être surprise en train de commettre un adultère. La Loi de Moïse prescrit que ce femmes-là doivent être lapidées. Mais toi, nous voudrions bien savoir ce que tu en dis ?
Astucieux. Si Jésus déclare approuver la Loi, alors pourquoi en viole-t-il constamment les prescriptions – notamment en recherchant l’amitié de pécheurs et des prostituées, en brisant les interdit du sabbat, en négligeant les ablutions rituelle avant de prendre ses repas ? Car on l’a vu faire tout cela, et pire encore. Et s’il désapprouve la Loi, il se pose en rebelle. Dans le premier cas, il sera facile de le discréditer aux yeux de tous ces naïfs qui l’écoutent bouche bée. Dans le second cas, de loin le plus intéressant, la preuve de sa duplicité sera faite et il ne restera plus qu’à l’appréhender.
Mais Jésus garde le silence et continue de faire des traits dans la poussière.
Et depuis deux mille ans, on se demande ce qu’il pouvait bien griffonner ainsi, accroupi aux pieds de la petite condamnée à mort. Si l’évangile de Jean relate ce fait, c’est qu’il a son importance. Pour l’apôtre, généralement plus enclin aux perspectives spirituelles, le fait de relever un détail en apparence aussi anodin est forcément chargé de signification. Une signification qui réside autant dans le sujet des gribouillages que dans l’acte de gribouiller. Mais Jean ne nous dit pas ce que ce dessin – ou ces mots – représentaient.
Peut-être parce que, si Jésus dessine, il ne dessine rien. Du moins, rien qui ait un sens. Ce qui est une façon raffinée et pleine d’humour d’avertir les scribes que la perversité de leur question ne peut déboucher que sur l’absurde et le néant.
Mais les scribes ne comprennent rien à ce rien. C’est rare chez les Juifs, mais ceux-là sont totalement dépourvus d’humour. Ils sont venus piéger le Rabbi, et ils entendent bien le confondre. Devant le silence de Jésus, ils insistent :
– Enfin quoi ! cette Loi, tu la connais, non ? Bon, alors, ton avis ?
– Tu as forcément un point de vue là-dessus, tu en as sur tout.
Ils le savent compatissant, sensible aux détresses, prompt à voler au secours des plus faibles, alors ils tâtent du chantage :
– Voyons, Rabbi, tu dois te prononcer : n’oublie pas que c’est la Vie d’une femme qui dépend de ta réponse.
C’est vrai, on allait l’oublier, celle-là, tellement elle se tient sage ! Elle ne connaît pas Jésus, mais tout à coup elle s’est prise à espérer : il doit s’agir d’un Rabbi extrêmement important pour qu’on vienne lui demander son opinion. Est-ce que, par hasard, quelqu’un aurait des doutes sur ce qu’il convient de me faire ? J’ai donc encore l’ombre d’une chance de ne pas mourir tout à l’heure ? Oh ! si je pouvais croiser le regard de ce Rabbi, mes yeux lui diraient ma peur immense et mon espérance en train de devenir immense elle aussi ! Peut être me trouverait-il jolie – enfin, assez jolie pour estimer que ma mort serait une espèce de gâchis ? Mais pour une raison que j’ignore, il tient son regard baissé.
– Rabbi, s’impatientent les scribes, le soleil monte et il faut que nous prenions une décision. Eh bien, d’après toi, est-ce que oui ou non nous devons lapider cette femme ?
Jésus soupire. Il redresse la tête. Il dévisage les scribes, l’un après l’autre. Il dévisage aussi la foule. La seule qui n’aura pas l’aumône d’un regard, c’est la jeune femme : on ne regarde pas un prétexte.
– Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre, dit-il.
Et le voilà qui se remet à ses gribouillis.
Jésus, penché sur la poussière, écoute. D’abord le silence qui a succédé à ses paroles. Un silence à peu près parfait, que trouble seulement la jeune femme qui pleurniche, car cette pauvre petite, dans son désarroi, n’a retenu qu’une chose : le Rabbi a distinctement recommandé que quelqu’un lui jette une pierre, la première a-t-il précisé, ce qui implique qu’il y en aura d’autres.
Puis Jésus entend des froissements de tuniques, des crissements de sandales, des bruits de pas qui s’éloignent et se perdent sous la galerie.
Ils s’en vont. Tous. Mais pas tous ensemble. Les plus vieux partent les premiers. De respectables vieillards, sans doute, mais auxquels l’existence a laissé le temps d’accumuler plus de canaillerie que les autres.
Et ça dure, ça dure ! C’est toujours lent à comprendre, un homme, lent à oser se regarder en face, lent à admettre qu’il n’est que ce qu’il est – alors, une foule d’hommes...
Enfin, il n’y a plus de bruits de pas. Plus rien que le crépitement de la multitude des torches qui, bien qu’il fasse jour, continuent de flamber.
Jésus efface ce qu’il traçait dans la poussière. Il se relève. Il est seul avec la coupable. Maintenant, il la regarde. Il y a beaucoup de joie dans le regard qu’il pose sur elle. Tellement de joie que c’en est insoutenable. Alors, malgré le désir qu’elle avait d’être regardée par lui, c’est elle à présent qui baisse les yeux.
Au fait, pourquoi est-elle restée, cette petite folle ? Pourquoi n’a-t-elle pas profité de la débandade générale pour s’esquiver discrètement ? Pour se perdre dans la foule, dans Jérusalem la tortueuse ? Elle n’est pas enchaînée, on ne lui a même pas attaché les mains. Alors, qu’est-ce qu’elle attend pour se sauver ? Est-ce que ça ne s’appelle pas tenter le diable ? À moins que ce soit elle qui soit tentée – par Dieu.
– Eh bien, ça alors ! s’exclame Jésus. Mais où sont donc passés ceux qui t’accusaient ?
Il regarde autour de lui, en essayant de prendre l’air le plus étonné du monde. Comme s’il ne savait pas. Comme s’il n’y était pour rien.
– Alors, comme ça, personne ne t’a condamnée ?
Elle aussi est stupéfaite. Mais elle, c’est pour de vrai. Elle bredouille :
– Non, personne.
– Moi non plus, je ne te condamne pas...
Elle ne bouge pas. Elle nous fait le coup de la tourterelle dans sa cage, on ouvre la porte et l’oiseau ne s’envole pas, il reste là à vous fixer en se demandant ce que vous attendez de lui. On attend de toi que tu vives, petite. Fin du cauchemar, il faut te réveiller. Jésus doit insister :
– Va, tu peux partir. Mais ne recommence pas. Les mots qu’on dit à un enfant. Elle devait être bien jeunette, décidément. Assez touchante aussi, avec ses joues barbouillées de larmes. Parce qu’elle pleure sans retenue, maintenant – la décompression, comprenez-vous ?
Le texte évangélique s’est arrêté.
Didier Decoin, Jésus le Dieu qui riait, Le livre de poche, 2001. [extrait]
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