par Alain Pontailler
Le Praticien des arts martiaux : il était très fort (et réputé dans les milieux concernés) en arts martiaux, escrime, tir à l’arc et aussi boxe française (autre point commun avec Sherlock Holmes, dont la boxe bien évidemment était anglaise).
L’amateur éclairé de la mystique rhénane : c’était un grand spécialiste et un grand amateur de ces questions. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il semblait avoir une telle connaissance de la pensée et de la vie de Tauler, Maître Eckhart, Ruysbroeck, Suso, Angelus Silesius, qu’on avait l’impression en l’entendant parler qu’il avait connu ces personnages et discuté avec eux.
Voici une citation de Maître Eckhart :
« Vous ne devez vous en remettre à aucune voie particulière pour trouver Dieu : il n’est pas plus dans l’une que dans l’autre.
Ceux qui en privilégient une ont tort. Ils ont la voie, ils n’ont pas Dieu.
Réjouissez-vous des voies qui se présentent, quelles qu’elles soient.
C’est jouer à cache-cache avec Dieu que de chercher tant de voies vers Lui. »
Vous avez remarqué la conformité de cet enseignement avec celui de M. Philippe et de Sédir.
L’archéologue : comme pour son activité de thérapeute, il utilisait pour prospecter un ensemble de moyens conventionnels et moins conventionnels, se fiant aussi à son intuition et à des lumières qu’on ne trouve pas dans les livres. C’est ainsi qu’avant de fouiller un dolmen, il savait généralement ce qui s’y était passé.
Il a beaucoup étudié le néolithique et le passé gaulois de Bourgogne, de Savoie et de certaines régions de Bretagne (Erquy, Plestin-les-Grèves, Locquirec, le Yaudet, le Huelgoat). Je conserve précieusement une hache en silex poli venant de lui.
Une partie de ses travaux est exposée dans son livre Visages du druidisme, et peut-être un jour écrirai-je quelque chose sur ses recherches en France, en Espagne et en Afrique du Nord.
Le Soldat, militant patriote et résistant : né en 1898, il s’était engagé volontairement au début de la guerre de 14-18 et avait participé à de nombreux combats dont ceux, terribles, du Bois-Belleau entre Neuilly-Saint-Front et Château-Thierry, et, je crois, de la Caverne du Dragon au Chemin des Dames ; avec toujours dans sa musette une sélection de livres de mystique et d’ésotérisme. Un jour, ayant ramené dans les lignes un camarade blessé, il fut gravement gazé à l’ypérite, dont il conserva des séquelles toute la vie. Une autre fois, il fut poussé par les sacs de sable d’un abri sommaire dans lequel il se trouvait ; examinant d’où cela pouvait bien provenir, il put constater que cela avait été provoqué par la chute d’un obus qui heureusement n’avait pas explosé !
Après la fin de la guerre il resta mobilisé pour participer aux opérations du levant, occasion unique de se baigner dans le port de Beyrouth et de se battre avec les pieuvres géantes.
De retour à Paris, il rencontre au Pont Neuf Sédir qui le dissuade de se suicider comme il en avait le projet ce jour-là. Sédir n’a jamais essayé de le faire rentrer aux Amitiés Spirituelles, lui disant que sa place était celle d’un franc-tireur.
Et il fut aussi très actif pour dénoncer la montée du nazisme et lutter dans la résistance.
Cette parole de Sénèque semble avoir été écrite pour lui :
« Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ».
Le temps manque pour parler de ses activités de pastelliste, d’aquarelliste, et de jardinier, grand connaisseur des roses. Ou de son rôle de « porteur de reliques », comme il se qualifiait lui-même quelquefois, mettant en communication un lointain passé avec le présent et préparant l’avenir, selon l’évocation de Marcel Proust à la fin de À la Recherche du temps perdu :
« Les hommes occupent une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure – puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le TEMPS. »
Le spécialiste des cycles, du décryptage des choses cachées et de la géopolitique : il avait un véritable génie pour faire le lien entre des choses entre lesquelles nous ne voyons à priori pas de rapport ; encore un point commun avec Sherlock Holmes. (Sédir en parle de manière fort subtile dans le début des Lettres magiques) Ce qui lui permettait de voir la trame réelle des choses, derrière l’espace, derrière le temps, derrière les confréries ésotériques.
Un de ses chefs-d’œuvre en la matière était l’étude de Nostradamus ; il faudrait un autre écrit pour en parler sérieusement ; un de ses amis a publié sur Nostradamus un livre très intéressant.
Le randonneur : que de kilomètres parcourus avec lui dans la vallée de la Marne, ou dans la si belle région de Savoie entre le lac d’Aiguebelette et le défilé de Pierre-Châtel ! Outre la connaissance des plantes rares et de l’archéologie de ces régions, je lui dois la découverte de sites particulièrement intéressants comme la Vierge du Rhône, la croix de Chevru, le puits de Bacchus, la Chapelle Saint-Martin, le mont Tournier.
Randonneur, mais aussi flâneur parisien ; que de conversations enrichissantes entre son bureau de la rue des Petits Champs et l’arrêt de son autobus devant l’église Saint-Germain-l’Auxerrois (trajet quelquefois continué sur la plate forme arrière de l’autobus de la ligne 76, jusqu’au Boulevard Voltaire).
Et aussi, que de voyages extraordinaires (quelquefois avec Jules Vernes) depuis son bureau ou son petit laboratoire : « Sans sortir de ma maison, je connais l’univers ; sans regarder par ma fenêtre, je connais les voies du Ciel. Plus l’on s’éloigne et moins l’on apprend. C’est pourquoi le sage arrive où il veut sans marcher ; il nomme les objets sans les voir ; sans agir, il accomplit de grandes choses » (Tao Te King de Lao Tseu).
L’éveilleur : il avait un instinct très sûr pour voir chez ses interlocuteurs ce qui méritait d’être cultivé, et pour l’éveiller (Socrate aurait dit : « pour l’accoucher »). Il faisait sienne la pensée de Paul Valéry : « L’homme de génie est celui qui m’en donne », et celle de Goethe : « Traitez les gens comme s’ils étaient ce qu’ils pourraient être et vous les aiderez à devenir ce qu’ils sont capables d’être ». Ainsi, ceux sur lesquels il avait « travaillé » pouvaient dire un jour, comme Dante : « INCIPIT VITA NOVA ».
Souvent, quand j’ai eu l’occasion d’échanger avec des gens qui avaient lu ses articles ou ses livres, et entendu des anecdotes à son sujet, on me posait la question : « Pourquoi a-t-il pratiqué ou expliqué certaines choses à ses amis, alors qu’il mettait en garde à propos de ces mêmes choses dans ses écrits ? ». C’était parfaitement exact, et cela me semblait naturel, mais en fait j’avais beaucoup de mal à l’expliquer jusqu’au jour où j’ai eu la chance de tomber sur un écrit du Sheikh Muzzafer Ozak Al-Jerrahi. Il y commentait le livre d’Ibn Arabi, Voyage vers le Maître de la Puissance (1), citait un autre de ses livres, Les conquêtes spirituelles de la Mecque, et parlait de la vie de ce soufi qui a été gratifié de trois rencontres avec El Kadir.
Je cite Al-Jerrahi :
« Dans l’atmosphère orthodoxe d’une école de droit canon, un professeur enseignait la racine du mot qui signifie “hérétique” (Zindiq).
Un étudiant dit “Zindiq est quelqu’un comme Muhyiddin Ibn Arabi... n’est-ce pas Maître ?” Le professeur répondit brièvement “oui”.
C’était le Ramadan, et le professeur avait invité les étudiants chez lui pour rompre le jeûne en sa compagnie.
Les mêmes étudiants malicieux taquinèrent leur Maître : “Si tu ne peux pas nous révéler le nom du plus grand saint de notre époque, nous ne romprons pas le jeûne avec ta nourriture.”
Le professeur répondit que le plus grand Shaykh de tous les temps était Muhyddin Ibn Arabi. Les étudiants protestèrent, disant que plus tôt à l’école, quand ils avaient donné Ibn Arabi comme exemple d’hérétique, il avait approuvé.
Le professeur répondit, l’ombre d’un sourire aux lèvres : “À l’école, nous nous trouvons entre gens d’orthodoxie, des érudits et des légistes ; ici nous sommes entre gens d’amour” ».
Où est donc le personnage central s’il y en a un ? Je ne connais pas le procédé pour le trouver ; d’après des souvenirs très anciens de Savoret et divers indices je pense qu’on pourrait le définir comme un druide.
Lorsque quelqu’un a parcouru un cycle de vie, il arrive qu’on le conduise sur le chemin descendant, comme Orphée ou Dante (Ibn Arabi nomme de telles personnes Mardud), où il fera des rencontres et recevra une mission (comme saint-Paul) qui va transcender le vieil homme, qui tel un habit usé et désormais inutile pourra aller à la poubelle (cf. Sédir, dans le chapitre « À Plaisance » de Initiations : « Et c’est maintenant que l’on va te conduire sur le chemin descendant »).
Dans le cas de Savoret, la mission est claire pour ceux qui l’ont bien connu : elle est décrite dans Ezechiel, chap. 3, vers. 16 à 21 :
« Au bout de sept jours, la parole de l’Éternel me fut adressée, en ces mots : “Fils de l’homme, je t’établis comme sentinelle sur la maison d’Israël. Tu écouteras la parole qui sortira de ma bouche, et tu les avertiras de ma part. Quand je dirai au méchant : Tu mourras ! Si tu ne l’avertis pas, si tu ne parles pas pour détourner le méchant de sa mauvaise voie et pour lui sauver la vie, ce méchant mourra dans son iniquité, et je te redemanderai son sang. Mais si tu avertis le méchant, et qu’il ne se détourne pas de sa méchanceté et de sa mauvaise voie, il mourra dans son iniquité, et toi, tu sauveras ton âme. Si un juste se détourne de sa justice et fait ce qui est mal, je mettrai un piège devant lui, et il mourra ; parce que tu ne l’as pas averti, il mourra dans son péché... et je te redemanderai son sang. Mais si tu avertis le juste de ne pas pécher, et qu’il ne pèche pas, il vivra, parce qu’il s’est laissé avertir, et toi, tu sauveras ton âme ».
Quelques détails biographiques avant de conclure : André Savoret est né à Paris et a vécu sa jeunesse à Courbevoie ; son père travaillait à la bourse des valeurs à Paris (comme Canseliet un moment). Avec sa mère les relations n’étaient pas faciles ; il m’a montré des photos d’elle : une vraie chinoise (mais elle était française).
Passionné de chimie, il devait travailler chez Poulenc ; malheureusement la guerre de 14-18 en a décidé autrement (mais on peut considérer malgré tout qu’il faisait partie du petit club de l’usine à gaz de Sarcelles, avec Canseliet, Fulcanelli, Champagne, Schwaller de Lubicz et quelques autres).
Après la guerre de 14 et sa participation au protectorat français au Liban, il a séjourné à Vienne en Autriche dans la famille Salska, qui lui a fait connaître beaucoup de choses, notamment en alchimie. Il allait souvent voir dans cette ville le monument sur la tombe du compositeur Anton Bruckner ; il m’en a parlé plusieurs fois.
Puis de retour en France il a épousé Germaine qui mettait un rayon de soleil dans sa vie et que tous ses amis adoraient ; le couple n’a pas eu d’enfants. Ils ont vécu à Créteil, puis à Paris ; un de leurs amis qui était décorateur et monteur en bronze avait son atelier non loin de là, rue Saint-Claude, là où avait habité Cagliostro. Puis ils sont allés à Epernay ; lorsqu’il était dans cette dernière ville, nous allions visiter les vignobles sur les coteaux au-dessus de la Marne et le cimetière militaire de Dormans où tant de ses compagnons de la grande guerre sont enterrés, notamment suite aux terribles combats du Bois-Belleau et du chemin des Dames.
Il est décédé à Épernay le 8 mars 1977, et Germaine en 1996.
Il fumait la pipe, des pipes en terre ou en écume de mer, mais aussi en bruyère, en merisier, en cœur d’épis de maïs, en cuivre, en amiante-brai et encore bien d’autres matières.
Côté gastronomie, il était plus amateur d’entrecôtes saignantes ou de coq au vin et de beaujolais nouveau, que de courgettes vapeur et d’eau minérale.
Nous avions les mêmes gouts très classiques en peinture (Dürer, Rembrandt, Poussin...), mais pas en musique. Pas question de lui faire écouter Mahler ou Stravinsky ! Il aimait l’intensité, pas avec un grand volume sonore forcément, mais l’intensité de l’inspiration et des sentiments : par exemple de Beethoven, la Symphonie n° 5 ou Egmont, mais aussi Les sonates pour violoncelle seul ou Les variations Goldberg de Bach ; et il gardait aussi de son séjour autrichien le goût de l’opérette viennoise.
Son corps repose au cimetière d’Épernay dans la Marne.
« Ceci n’est pas la vraie réalité.
La vraie réalité est derrière le rideau.
En vérité, nous ne sommes pas ici.
Ceci est nôtre ombre » Rûmî.
(Et comme dit Sherlock Holmes: « Old friends never die »).
Pour conclure, je dois mentionner que je ne peux m’empêcher de penser à lui chaque fois que je relis la merveilleuse série des 10 taureaux du Maître taoïste chinois Kakuan, illustrée par Tomikichiro Tokuriki (2).
« Je vais sur la place du marché avec ma bouteille de vin, et m’en retourne à la maison avec mon bâton.
Je visite le marchand de vin, le marché, et celui que je regarde devient illuminé.
Je n’use pas de magie pour allonger ma vie ; maintenant, devant moi, les arbres morts deviennent vivants ».
(1) Le livre Voyage vers le maître de la Puissance, dont le titre arabe complet est Risalat-ul-anwar fima yumnah sahib al-khalwa min al-asrar, c’est-à-dire : Traité sur les lumières dans les secrets accordés à celui qui entreprend la retraite, traite de la retraite spirituelle Khalwa, qui est l’équivalent de la méditation Hitbodedut dans le Hassidisme ou de l’abandon à la Providence Divine de Mme Guyon ou du R.P. de Caussade.
(2) Dans Zen flesh, Zen bones de Nyogen Sensaki et Paul Reps, Ed. Charles E. Tuttle, Tokyo 1957, traduit en français chez Albin Michel sous le titre Le Zen en chair et en os.
Merci beaucoup pour cet article si riche sur la vie d'André Savoret. Pour ma part, j'ai connu un disciple d'André Savoret qui est décédé le 01 Juin 2011. C'est alors que je commençai à m'intéresser sur lui. Son écrit pour les AS, en Janvier 1961 "Chemin de traverse ou voie de garage" m'a beaucoup aidé, car j'avais le livre en question, et j'étais très attiré puisqu'il s'agit d'un yoga pour chrétien! J'affectionne particulièrement l'article "L'humanité dans le prochain"
Merci de nous faire découvrir André Savoret.
Rédigé par : Abraham | 15 février 2012 à 17:04