par Bruno Marty
Né à Narbonne en 1753, François de Chefdebien d’Armissan, l’Eques, s’était engagé très jeune dans la carrière militaire. Parallèlement, il avait acquis une large audience dans les milieux maçonniques – il en possédait à peu près tous les hauts grades et connaissait toutes les Loges dont il semble gravir rapidement tous les échelons. Sa remarquable intelligence et sa vaste culture le conduisent aux plus hautes dignités : Conseiller d’honneur du Directoire Écossais de Septimanie et délégué par lui au convent de Lyon en 1778, Visiteur général des 1er, 2ème et 3ème Temples, Commandeur ad Vitam, etc.
Le 27 novembre 1779, l’Eques décide de fonder sa propre Loge connue sous le nom Des Philadelphes ou du Rit Primitif de Narbonne. Cette Loge n’aura guère d’équivalent en Europe ; la rigueur de ses buts, la qualité des membres la composant, dont le père et les cinq frères de l’Eques, en font l’une des écoles les plus recherchées de la Maçonnerie au XVIIIème et au début du XIXème siècle. Pour codifier cette fondation, François de Chefdebien publiera plus tard une plaquette (1) dans laquelle apparaît, après un avertissement sur les distinctions à apporter dans la lecture des grades, la liste des membres de la Loge (48 en tout) complétée par l’affiliation de chacun à quatre grands courants initiatiques. Mais le chapitre le plus remarquable est « l’esquisse d’architecture » dans laquelle l’Eques dénonce – sous une phraséologie convenue – la prolifération des Loges et des titres, s’élève contre la fausseté des enseignements et propose à ceux qui veulent suivre son Rit quatre degrés dans la connaissance intitulés « chapitres essentiels de la Rose-Croix » ; le premier : connaître les principes et les origines de la Franc-Maçonnerie (puis s’en séparer rapidement) ; le second : l’étude de la connaissance théorique ; le troisième : l’alchimie et l’enseignement ; enfin, le quatrième : la réhabilitation de l’homme intellectuel dans son rang et ses droits primitifs joint au désir d’en faire jouir le plus grand nombre. La pièce s’achève sur la constatation que tout cela n’est rien sans la découverte de « l’échelon ineffable », c’est-à-dire de l’Homme Libre, et porte en guise de colophon la mention : J. XIII. 34, renvoi direct à l’Évangile de Jean qui rappelle à tous les hommes, sans distinction, la clé de cette liberté : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi aimez vous les uns les autres. »
Une telle prise de position fut reçue avec raideur par la plupart des courants maçonniques et illuministes. Leurs buts étroits ne pouvaient concorder avec l’ouverture d’esprit et la générosité de l’Eques. Cette différence rapprocha le Rit Primitif de Chefdebien et le Rit Égyptien de Cagliostro, qui se trouvait en butte aux mêmes critiques et à une campagne de dénigrement soigneusement réglée ; Cagliostro et l’Eques eurent en effet en commun, qu’au fond, ils se servaient de la Franc-Maçonnerie, comme d’un moyen à la mode, pour faire « passer » leurs idées.
Non seulement l’un et l’autre recommandaient la charité universelle et la pratiquaient, par-dessus la simple entraide mutuelle, mais encore ils préconisaient, comme seul gage de réelle liberté, l’abandon pur et simple de l’enseignement classique et traditionnel – Cagliostro, provocateur, ira même jusqu’à exiger des Maçons la destruction de leurs archives – pour le remplacer par une requête directe à Dieu.
En 1785 le Convent maçonnique des Philalèthes se déroula à Paris, organisé dans le but avoué d’une réorganisation de fond et d’une réflexion générale sur les origines et les buts de la Maçonnerie, il fut pour Cagliostro et Chefdebien l’occasion de se lier étroitement – ils s’étaient déjà connus en 1781 à Strasbourg – l’Eques ayant été délégué par le Convent pour tenter d’adoucir les conditions que Cagliostro avait fixées à sa participation à cette réunion. On ne pouvait envoyer plus mauvais ambassadeur, car dès lors les deux hommes établirent de confiantes et amicales relations ; Chefdebien s’excusa et fut remplacé par le baron de Gleichen dont le précieux témoignage sur Cagliostro, dans ses Souvenirs (1868), est d’une émouvante justesse. Le convent s’acheva d’ailleurs sur un constat d’échec : l’unité tant souhaitée de la Maçonnerie ne pourrait jamais s’établir entre les différentes obédiences et Cagliostro avait fait un adepte de plus.
Par la suite, la qualité et le ton des relations entre Cagliostro et l’Eques seront ceux que nous connaissons pour la famille Sarrazin, pour le Cardinal de Rohan, pour Thilorier et bien d’autres amis du Comte. Des entretiens familiers et l’immense personnalité de Cagliostro firent que l’Eques abandonna sans regrets les sommets illusoires auxquels il était parvenu, tout en conservant les structures initiatiques que l’ordre social et son action bienfaisante lui imposaient ; une volumineuse correspondance, dont une très faible partie a été publiée (2) nous montre l’évolution vers la simplicité de cet homme qui était fait pour les plus hautes charges et pour le service du Pouvoir. Dans ces lettres, son extraordinaire finesse d’esprit lui permet de donner aux plus grands représentants des Loges, sans en avoir l’air, des leçons d’humilité et de vrai savoir, toujours pleines d’éducation. Si son rayonnement discret dans le monde initiatique du XVIIIème et du début du XIXème siècle, a été fondamental, il ne fut et ne demeure pas moins sensible et continu au XXème siècle et encore de nos jours. Cagliostro parti, lui est là, introduit partout, donnant un conseil, rectifiant une pensée, infatigablement en contact avec certains chefs de file comme Dom Pernety, pour prolonger la pensée du Maître. On s’est souvent demandé qui avait repris le Rit Égyptien de Lyon ; ce fut l’Èques à qui Cagliostro avait remis tous ses pouvoirs, Cagliostro était, comme il se définissait lui-même « un noble voyageur » et sa tâche immense ne pouvait se limiter à Lyon, ni même dans la fondation d’un rit particulier : l’Eques était le seul homme sur l’autorité duquel il pouvait réellement faire reposer cette partie de son héritage spirituel ; le marquis de Chefdebien s’acquitta de cette tâche de 1786 jusqu’à sa mort en 1814.
L’Eques, dans la trace lumineuse de son Maître, demeure l’un des acteurs majeurs des tendances mystiques de la Franc-Maçonnerie, à l’instar – et parfois en apparente contradiction et opposition – de certains « petits maîtres » tels Pernety, le chevalier de Corberon, le marquis Savalette de Langes, le chevalier de Cagarriga, Louis-Claude de Saint-Martin et quelques autres, qui entretinrent soit dans leurs Loges, soit dans leur entourage, le respect de la liberté, la prière sacerdotale, le soin attentif aux malades, l’amour du genre humain et par-dessus tout la charité.
Mais surtout l’Eques annonçait à ses amis que : « […] la lecture fréquente et réfléchie des Livres saints [...] mettra à portée d’apprécier l’Homme-Dieu et sa doctrine sublime ; l’approbation que l’on ne pourra s’empêcher d’accorder à ses préceptes, donnera peu à peu le désir et le goût de ces pratiques ; par un heureux retour, cette sainte pratique réactionnera et étendra le goût avec les lumières et par là on parviendra sans incertitudes et sans obstacles à la perfection, au bonheur et à la science divine, qui sont le but sublime, où tendent tous les travaux des vrais et légitimes frères maçons [...] Il restera toujours un échelon ineffable à monter en ce jour auguste et solennel où la matière ayant fini son temps et l’homme terminé son épreuve [...] la Parole de CELUI QUI EST retentira encore une fois dans les voûtes incommensurables de l’abîme [...] » Cette conclusion de la « pièce d’architecture », reprenant la définition que son Maître donnait de lui-même, situe la position qui fut toujours celle du marquis de Chefdebien : l’Espérance.
(1) Rit Primitif. Tableau de la première Loge du Rit Primitif en France et pièce d’Architecture sur le même Rit. Adresse directe à M. Jean Philadelphe à Narbonne M.VIIXC (1790).
(2) Benjamin FABRE, Un initié des Sociétés secrètes supérieures. Franciscus, Eques a Capite Galeato (1753-1814), Paris, La Renaissance française, 1913 (réédition, Milan, Arche, 2003). Cet ouvrage antimaçonnique, réquisitoire contre les idées et les actions de l’Eques, fut, en partie, écrit à la demande de certaine branche de la famille. L’abondance des documents présentés en font un livre de référence incontournable. On consultera aussi avec profit : le fonds Guiraud, conservé aux Archives nationales sous la cote 362 AP et Robert Amadou, « Benjamin Fabre : autour de l’Eques a capite Galeato. Documents inédits réunis par Jean Guiraud », dans Renaissance Traditionnelle, n° 62-63 (1985), pp. 81-165, documents déjà en partie publiés par Jean d’Avalri, dans Le Roussillon, en 1921 ; de nombreux chercheurs ont travaillé ou travaillent encore avec plus ou moins de bonheur sur Chefdebien , notamment Antoine Faivre, René Le Forestier, Serge Hutin, W.R. Chetteoui, Alain Le Bihan, J.-M. Mercier, Pierre Mollier, J.-P. Brach, Thierry Zarcone, P.-Y. Beaurepaire, etc., toutefois, de très nombreux documents, manuscrits, correspondances, titres et pièces diverses, toujours inédits, sont encore en mains privées ; c’est d’eux que le présent article s’est inspiré.
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