par Dr. J. Durand
Ses amis de jeunesse et ses premiers disciples
Quelques années avant la fin du dernier siècle, de nombreuses sociétés plus ou moins secrètes s’étaient constituées à Paris et dans la plupart des grandes villes de France pour consacrer leurs efforts à des travaux d’ordre mystique. Plusieurs de ces groupes ont été décrits, mais le plus intéressant d’entre eux n’a pas trouvé d’historien. Il faut dire que sa vie a été courte. Fondé et développé par une intelligence aussi puissante que rare, il se désagrégea complètement dès que son chef spirituel se fut attaché à d’autres réalisations.
Emmanuel Lalande avait étudié la philosophie en même temps que la médecine. Il était fort exactement renseigné sur les recherches et les études en cours dans les sciences expérimentales comme en pure métaphysique. Bien vite les étroites limites dans lesquelles s’enfermaient les doctrines régnantes ainsi que l’enseignement officiel lui semblèrent une dérision. Il les franchit résolument et permit à sa pensée de s’étendre dans toutes les directions, sans souci des critiques auxquelles allait donner lieu sa libre attitude. Les profondes conceptions que la philosophie classique dédaigne ou redoute furent les sujets habituels de ses méditations. De Jacob Bœhme aux grands mystiques du quatorzième siècle, de l’Aréopagite à la kabbale juive, tous les systèmes de haute spiritualité lui devinrent familiers. Ainsi s’écoulèrent en longues séries des jours de labeur et d’enthousiasme. Mais toute inspiration vigoureuse appelle une mission, toute foi robuste exige l’apostolat. Que le grand’œuvre mental s’achève dans les transports extatiques ou qu’il ait sa fin dans une calme et sereine contemplation, il faut donner ce qu’on a reçu. C’est le devoir et c’est aussi l’épreuve, car la voie à suivre est incertaine ; et que d’obstacles dès les premiers pas ! Ces précieuses notions, découvertes et conquises par delà les sciences humaines, comment les répandre, comment les propager dans un monde où règnent le mensonge et l’illusion ? Les plus puissants génies sont sans prise sur des âmes qui connaissent seulement la vie des sens. Force est donc de choisir tout d’abord quelques hommes de bonne volonté qui se feront médiateurs entre la sagesse et l’ignorance.
Cette méthode d’extension par degrés, mise en œuvre au cours des siècles par tous les grands esprits qui ont voulu avec passion le développement psychique de l’humanité, Emmanuel Lalande y recourut à son tour. Il sut réunir près de lui de jeunes intelligences qu’aucun genre de recherches ne pouvait troubler et qui passaient avec aisance du travail collectif à la réflexion personnelle, de l’étude des vieux textes aux essais magiques, « du laboratoire à l’oratoire ». Puis, autour de cette communauté sans statuts ni censure, mais d’une parfaite unité morale, il constitua en peu de temps un groupement plus large et plus libre, une sorte de tiers-ordre dont les membres n’avaient en commun que l’obsession des vérités essentielles.
Ainsi complétée, la secte fit preuve d’une belle activité. Son fondateur avait su, grâce à une intuition psychologique sans défaillance, indiquer à chacun des adeptes la région qu’il pouvait explorer avec succès. Il s’agissait avant tout de retrouver celte science suprême qu’avaient possédée les sages de l’antiquité, dans l’Inde et la Chaldée comme en Égypte et en Grèce. Hardiment, on se mit au travail. Tandis que les uns s’attachaient à la tradition hébraïque et s’efforçaient de résoudre les énigmes du Zohar en s’aidant des commentaires de Guillaume Postel ou de Reuchlin, d’autres étudiaient les relations de la gnose chrétienne avec le née-platonisme et l’école d’Alexandrie ou recherchaient les traces de la doctrine ésotérique dans le spiritualisme du Moyen Age, de Scot Érigène à Gerson. Les auteurs modernes eux-mêmes n’étaient pas dédaignés, qu’il s’agît des séduisants essais de Novalis, des subtils chefs-d’œuvres de Claude de Saint-Martin ou des lourds traités de Wronski. De plus les recherches d’ordre expérimental s’ajoutèrent aux travaux d’érudition et aux reconstitutions philosophiques. Les principes de l’alchimie et les fondements rationnels de l’astrologie, patiemment exhumés et minutieusement scrutés, furent soumis à de curieuses vérifications.
Les résultats obtenus de toute part étaient exposés dans de nombreux articles de revues et résumés dans quelques livres, mais l’urgence s’imposa bientôt d’une vulgarisation plus rapide et plus efficace. On décida donc, pour atteindre directement les esprits les mieux préparés à une renaissance morale, de porter la bonne nouvelle dans les groupes qui se proposaient comme but le progrès mental de l’espèce humaine. Ces sortes de confréries étaient nombreuses, mais une sélection était nécessaire.
L’ordre de la Rose-Croix qui devait « ramener à l’honneur le glorieux symbole souillé depuis longtemps » s’était divisé. La section catholique déclarait avoir horreur de toute hérésie, tandis que la section esthétique ne « s’inspirait de l’esprit théocratique » que pour donner aux beaux-arts une règle parfaite. L’ensemble était évidemment négligeable.
Les nouveaux sectateurs de la Gnose ne parvenaient pas à développer leur église, bien que le titre d’évêque gnostique eût séduit quelques gens de lettres.
La société théosophique était d’apparence assez imposante, mais l’enseignement des inaccessibles Mahatmas du Thibet se résolvait à l’examen en un amas d’aphorismes d’une banalité vraiment déconcertante et la caution de madame Blavatzky, comme plus tard celle de madame Besant, n’inspirait pas une entière confiance.
Le Martinisme, dont les créateurs, derniers derniers représentants de l’illuminisme, se réclamaient de Martinez Pasqually et du Philosophe Inconnu, fut l’objet d’un jugement plus favorable et on décida d’entretenir avec lui de cordiales relations, mais sans accorder une importance extrême à cette sorte d’alliance sans contrat.
En définitive, seule la franc-maçonnerie parut assez puissante et assez universellement établie pour que sa conquête fût délibérément entreprise.
Les loges maçonniques françaises, abstraction faite du Rite de Memphis qui datait seulement d’un demi-siècle et ne s’était jamais sérieusement développé, appartenaient à trois ordres différents. Les plus nombreuses ressortissaient au Grand Orient qui rejetait presque entièrement toute espèce de symbolisme, supprimait les formules anciennes et s’intéressait plus aux événements politiques qu’aux essais métaphysiques. En raison de ces tendances schismatiques et malgré sa croissante extension, nombre de loges étrangères refusaient la qualité de maçon à ses adhérents. Tout au contraire le Rite Écossais était admis et respecté en tous pays parce qu’il avait conservé le dogme, les pratiques, les signes et les emblèmes traditionnels. Enfin l’Ordre Oriental de Misraïm, peu connu des profanes, se présentait comme le dépositaire de la haute initiation. Édifié dans les années qui suivirent la chute du premier Empire, il s’était trouvé vers le milieu du siècle assez solidement établi en France et en Italie. Il semble même avoir eu des adeptes jusqu’en Roumanie. Toutefois, après des alternatives d’ardeur et de défaillance, son déclin s’était affirmé et paraissait définitif. À Paris les trois loges primitives, Arc-en-Ciel, Buisson ardent et Pyramides, avaient dû fusionner pour éviter une mise en sommeil imminente et, par suite de cette concentration, l’Ordre n’était plus représenté que par la Grande Loge misraïmite.
C’est là qu’Emmanuel Lalande et ses amis se firent un devoir de porter la vraie lumière. Ils furent écoutés d’abord avec étonnement, puis avec sympathie, enfin avec confiance. L’atelier acquit grâce à leurs efforts une heureuse réputation d’activité et de haute culture, si bien que des frères appartenant au Rite Écossais ou même au Grand Orient et parfois des maçons étrangers vinrent prendre part à ses travaux. Le succès fut constant pendant longtemps et si la décadence survint, c’est que le destin se plut à disperser les bons ouvriers avant que l’œuvre ne fût achevée.
De tous les efforts qui viennent d’être résumés, nous ne mesurerons ni n’apprécierons les résultats. À vrai dire, Emmanuel Lalande ne s’était nullement proposé de constituer une puissante association en vue de quelque action sociale bien définie, non plus que d’exercer indirectement une influence déterminée sur la pensée contemporaine. Son but était de former des intelligences complètes, aptes à recevoir, d’où qu’elle vint, la révélation divine. Les sacrifices de temps et d’énergie qu’il s’imposa, lui seul aurait pu les évaluer, mais ceux qui ont vécu près de lui n’ont jamais oublié ni la puissance de sa pensée, ni le charme de son entretien. Ils n’ont cessé de regretter que se fût si vite close la demeure pleine de lumière et de charité où les attendait chaque jour un fraternel accueil.
Dr J. Durand, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 57-62
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