par Amédée de Sercha
Depuis son origine antique le dogme chrétien s’est édifié sur les livres sacrés de ce qu’il est convenu de nommer l’Ancien Testament, produit type du judaïsme sémite. Une théorie en particulier, tirée du livre de la Genèse, institue le fait qu’Adam a originellement péché sous l’influence du démon (1). Outre la théologie des Pères et de leurs continuateurs tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance, la théosophie des XVIIème et XVIIIème siècles (2) – et par là même jusqu’à aujourd’hui – s’est construite sur ce postulat pour aboutir, en toute logique, à la théorie de la réintégration de l’homme.
Le chemin que nous allons emprunter n’est pas à proprement parler nouveau mais peu nombreux ceux qui se sont interroger sous l’angle que nous allons aborder. Et tout d’abord de constater, dans le respect pour les monuments théologiques, philosophiques et ésotériques nés de la pensée humaine, que le Christ et la Bonne et la Bonne Nouvelle qu’Il nous a laissée par le biais des apôtres ne rapporte pas directement une telle vision des choses – bien qu’elle soit interprétable à partir des textes comme nous le verrons ! N’omettons pas de signaler que la Révélation se poursuit dans le temps et que le Christ n’a pas tout dit à ses apôtres; tout ne se trouve pas dans les Évangiles bien qu’il y ait déjà là du travail pour des siècles ! Ce qui nous amène à évoquer l’enseignement de l’Inconnu de Sédir, dans la droite ligne du Christ, qui le prolonge et lui donne à ce sujet un complément contemporain des plus instructifs.
Le texte massorétique de la Genèse rapporte que le démon, sous la forme d’un serpent, s’est introduit dans le jardin d’Eden. Notons que le démon existe comme étant « la plus astucieuse de toutes les bêtes des champs que le Seigneur avait faites » (Genèse 3,1). Le démon est ce qu’il est et Dieu l’a créé ainsi, ce que confirme M. Philippe : « Dieu, quand Il a créé le monde, a créé des êtres inoffensifs ; Il a créé aussi des êtres infernaux. Il les a créés sciemment. Tout ce que Dieu a fait, Il l’a fait en connaissance de cause » (3). Le corollaire de ceci est qu’il n’y a pas eu rébellion de la part de Lucifer contre l’autorité de Dieu, contrairement à ce qu’enseigne la théologie chrétienne traditionnelle. Jean confirme une telle donnée dans son prologue à la bonne nouvelle : « Toutes choses ont été faites par elle [la Parole de Dieu] et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle » (Jean, 1 - 3), ce qui peut s’entendre à bien des plans distincts.
Sédir rapporte qu’une « condition fatale de la création est qu’il y ait à sa base un pôle adverse, et c’est là le rôle de Satan, du diable » car les êtres « doivent être attirés vers le néant pour devenir capables de monter vers les cimes où le Père désire les voir arriver » (4). Pour quels motifs ? Parce que dans l’éternité antérieure, les êtres jouissaient uniquement de la paix et de la sérénité mais « le Père a désiré les rendre capables d’une béatitude plus intense, d’une connaissance plus profonde de son propre mystère, d’une union plus intime avec lui-même » (5). Ce que confirme le maître de Sédir : « Avant de descendre dans la matière, les âmes étaient dans le paradis et dans l’état d’innocence et par conséquent de non-connaissance. Elles jouaient comme des enfants ou comme des anges et goûtaient les fruits du paradis. Dieu leur fit goûter le bien et le mal sous l’influence des démons, dans l’égoïsme, pour y croître dans l’épreuve et la douleur, le long des chemins imposés. Si l’homme n’était pas tombé, il ne connaîtrait rien. Tombé, puis relevé, il est au-dessus des anges ».
Tout cela explique aisément que le Serpent n’a pu pénétrer dans l’Éden (6) par effraction, comme à l’insu de Dieu. Il est le tentateur, l’aiguillon nécessaire à l’homme pour le faire avancer sur le chemin voulu par le Père dès l’origine. Lucifer ne se pose pas tant comme l’adversaire de Dieu tel que nous l’entendons couramment, mais plutôt comme un collaborateur inconscient, M. Philippe allant jusqu’à dire à l’un de ses amis : « il brûle de m’obéir ». D’ailleurs, ne rentrera-t-il pas dans le giron paternel à la fin des temps comme certains Pères de l’Église l’affirmaient déjà et que Sédir ne manque pas de confirmer, toujours à la suite de M. Philippe : « les esprits de ténèbres deviendront un jour esprits de lumière ».
Par ailleurs, si le Père avait voulu qu’Adam et Eve ne succombent pas à la tentation, il aurait placé l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal en dehors du jardin et non en son centre, c’est-à-dire hors de portée de l’homme. En réalité, le Bien et le Mal sont dans le centre de l’homme depuis l’origine ainsi que le rapporte M. Philippe : « Dieu a créé l ’homme parfait en apparence, mais il avait en lui les sept péchés capitaux ». Et de rajouter ailleurs, la « chute de l’homme : il n’y en a pas eu ». Cette dernière parole se rapporte bien entendu à notre entendement courant des choses...
Dès lors, dépourvue de la chute primordiale de Lucifer et du péché originel d’Adam, la doctrine de la réintégration de l’être, au sens où on l’entend généralement dans les milieux théosophiques occidentaux, perd quelque peu de sa pertinence ! Une autre vision des choses se révèle nécessaire, qui ne renie pas le passé, mais au contraire et comme toujours à travers l’espace et le temps, s’appuie dessus et la transpose sur un mode nouveau. Car il doit bien y avoir un retour de l’homme nouveau, une résurrection pour reprendre le langage évangélique – mais non pas une réintégration, ce terme devenant caduque à nos yeux (7). Homme nouveau (8) par rapport au vieil homme car, comme le précise la sagesse populaire, les voyages changent et enrichissent l’homme ; d’autant lorsqu’il s’agit de voyages cosmiques destinés à mener l’homme à une connaissance et union plus intense avec son créateur. Ainsi, ayant quitté la demeure du Père, l’homme est placé dans un certain chemin avec pour objectif de le parcourir intégralement et de le niveler pour que le Verbe puisse y passer un jour, à l’image de ce que Jean Baptiste a fait pour le Christ durant sa vie terrestre. De retour au Royaume, l’homme n’est plus identique à ce qu’il était lors de son départ ; il n’est plus dans un état angélique comme antérieurement mais au-dessus de ces hiérarchies célestes, pleinement réalisé ! Ainsi, il n’est pas réintégré à sa place antérieure mais obtient de par son parcours cosmique une nouvelle place – et fonction – dans les demeures éternelles du Père.
Tout au long de ce chemin proprement initiatique, l’homme entraîne bien la Nature dans son sillage vers le haut mais celle-ci n’est pas pervertie car, rappelons-le une dernière fois, il n’y a pas eu de chute ! De fait, la création se réalise petit à petit selon les desseins du Père par le biais de clichés. Une fois celle-ci arrivée à terme, une nouvelle création prendra le relais, d’autres anges partiront de la maison du Père pour parcourir les mondes ainsi que le dit M. Philippe : « lorsque tous les êtres de la création seront retournés à Dieu, le travail étant fini, il y aura une autre création ». Quant à connaître aujourd’hui le sens précis de tout ceci, n’y comptons guère, quelles que soient les théories que nous serions tentés d’échafauder pour y parvenir !
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Autre question transverse à cette déjà vaste épopée et qui en découle : celle de la liberté et de la grâce. Le débat a lui aussi traversé les siècles et il n’est pas possible de le reprendre ici, sinon à exposer brièvement les deux conceptions primitives qui se sont confrontées en terres chrétiennes.
Résumons-nous : le parcours d’Augustin n’est pas celui de Pélage. Le premier est né en 354 dans l’Algérie d’aujourd’hui ; c’est un Romain d’Afrique fidèle à Rome, un penseur profond à l’activité par ailleurs incessante. Pour donner l’essentiel de sa doctrine quant au sujet qui nous préoccupe, disons que pour lui l’homme est pécheur et ne peut rien par lui-même. Si l’homme est complexe et divisé – lutte entre la chair et l’esprit – il ne peut obtenir que de Dieu – l’Être parfait par excellence – la paix et le bonheur. L’homme a beau vouloir rejoindre Dieu, il ne peut y parvenir seul car bien des ressorts de sa volonté dite libre sont induits par des forces secrètes de la vie. Seule la grâce de Dieu, donc Son Amour, peut atteindre pleinement ce but qu’est la perfection, l’union à Dieu. Plus simplement, si le libre arbitre suffit pour faire le mal, il ne se suffit pas à lui-même pour parvenir au bien. C’est cette théorie qui s’est fermement ancrée sur la théorie du péché originel d’Adam dont l’ensemble des hommes sont cohéritiers.
De l’autre côté, on trouve un moine d’origine irlandaise né vers 360, tenant d’une forte tendance à l’humanité, tout empreint de l’esprit nordique, fort loin des rivages orientaux qu’il rejoindra pourtant pour fuir les invasions barbares. Pour Pélage, la liberté consiste à pouvoir choisir entre le bien et le mal, ce qui n’est en définitif pas nouveau, la philosophie druidique et le stoïcisme grec l’enseignaient déjà. Pour Pélage, la volonté de l’homme demeure libre devant le double choix et il dispose pleinement de son corps, rejetant ainsi toutes tares héréditaires et fatalistes ; soulignons encore que la liberté n’est entière que lorsque l’homme est capable d’un choix. Pour Pélage l’homme est la plus grande réalisation de Dieu ; Dieu qui lui donne la conscience de ses actes et que Pélage nomme la raison. Et celle-ci permettant de connaître Dieu en dehors de toute contrainte. L’homme peut donc mériter sa régénération puisque collaborant volontairement à l’action de Dieu.
La Grande Église (9) tranchera ultérieurement entre les deux – bien qu’Augustin obtiendra la condamnation de Pélage – faisant du semi-pélagianisme. Sédir a synthétisé sa propre pensée à ce sujet, pensée qui résume parfaitement notre dilemme, disant du Ciel que « son procédé est d’agir lui-même, d’effectuer le salut de tous, en offrant à chacun en particulier, les possibilités de sa Rédemption » (10) ajoutant quelques lignes plus loin que « les créatures doivent rester libres d’accepter la lumière ou la refuser » (11). Ainsi, le Christ est bien venu pour tous dans le but de la rédemption universelle mais il laisse libre chaque créature de le suivre dans le temps !
Il y a là un formidable élan qui nous laisse maître d’œuvre pour notre vie entière. Nous sommes libres d’aller au Christ; ne doutons pas de Sa présence à nos côtés si nous mettons notre confiance en Lui et, notons-le bien, c’est là la grâce par excellence !
(1) Que l’on considère Adam en tant que l’homme universel, le Grand Homme tel que l’ésotérisme le définit ou comme le premier homme tout court pour les églises ne change rien au fond du problème ; pour tous il y a eu un péché originel qui retombe sur l’ensemble des hommes, donnée transcendée par l’enseignement chrétien de M. Philippe et de Sédir comme on va le voir dans la suite de notre exposé.
(2) À partir de l’apparition de la Rose-Croix aux alentours des années 1600, en passant par Jacob Boehme et ses continuateurs, tant le Mage du Sud Friedrich Christoph Oetinger que Franz Von Baader, jusqu’à la Franc-Maçonnerie dite spéculative par le biais notamment du Rit Écossais Rectifié élaboré par Jean-Baptiste Willermoz, un disciple de Martines de Pasqually. Également concerné, le courant issu du Philosophe Inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin, lui-même disciple de Boehme et de Pasqually qui aboutira au fameux Ordre Martiniste, né de la volonté conjointe de Papus et Augustin Chaboseau au XIXème siècle.
(3) Vie et Paroles de Maître Philippe, Dervy, 1997.
(4) La Vie Inconnue de Jésus-Christ, Le Mercure Dauphinois, 2003.
(5) Ibid.
(6) Le terme edin désigne en sumérien, une terre fertile et irrigable. Il désigne également une région sise sur les deux rives du moyen Euphrate et indique par là l’origine assyrienne du mythe.
(7) On peut également parler de régénération dans le sens de « renouvellement moral » ainsi que le définit le Larousse. (Ed. 1993)
(8) Ici trouverait sa place le discours de Jésus à Nicodème sur la nouvelle naissance, dans un sens profondément chrétien mais cela nous éloignerait trop de notre propos initial.
(9) Ce que l’on nomme « Grande Église » dans l’histoire du christianisme, c’est la voix de la majorité étouffant les plus modestes communautés.
(10) La Vie Inconnue de Jésus Christ, ibid.
(11) Il indiquait également que par créature, il n’entendait pas uniquement ce que certains nomme le règne hominal mais bien toutes les créatures, appuyant son discours du témoignage d’Irénée.
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