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Ainsi, une première vue sommaire nous autorise à qualifier de fortuits les événements qui ne sont ni voulus, ni prévus, ni même prévisibles par l’homme : elle nous conduit à classer en dehors du royaume du hasard : 1° les événements non voulus, mais prévus ou prévisibles (éclipse, retour d’une comète périodique) ; – 2° les événements voulus mais non prévus ou prévisibles, au moins dans toutes leurs conséquences : qu’un malfaiteur provoque mort d’homme en faisant dérailler un train, il ne saurait calculer d’avance combien d’hommes mourront ni qui seront les victimes ; cependant son crime est bien prémédité et la mort, est appelée par sa libre volonté.
Il convient d’ajouter que la notion de prévision doit être limitée aux seuls faits qui sont la conséquence directe ou première d’une cause connue. Il n’y a point de place pour le hasard entre une cause et son effet lorsque le lien qui les relie est connu. Mais, qu’on le remarque bien, la même cause engendre indirectement des conséquences secondes, troisièmes et... qui sont en réalité les conséquences d’une conséquence, les effets d’une nouvelle cause et le hasard peut parfaitement intervenir dans cet enchaînement alors qu’il était exclu du premier anneau. Exemple : un enfant lance une boule de neige à un cycliste qui tombe et se tue. La cause première est la volonté de l’enfant. La conséquence directe est que la boule de neige a frappé le cycliste : c’est un fait prévu et voulu. Mais les événements qui résultèrent de ce choc, le faux mouvement, la chute sur une pierre et la mort, sont l’effet du hasard. Ce sont des conséquences secondes du choc du projectile qui n’étaient ni voulues, ni prévues, ni même vraisemblables. Le geste de l’enfant diffère du geste du malfaiteur qui voulut la mort des voyageurs et qui combina son attentat pour qu’elle se produisît nécessairement. Aussi bien, est-ce dans l’hypothèse où le train échappe à la catastrophe organisée que la voix populaire déclare « c’est un hasard » ou « c’est un miracle ».
L’analyse grossière que nous esquissons ici pourrait assurément être poussée et serrée davantage. Nous croyons cependant qu’elle suffit à l’objet que nous nous proposons, lequel est de montrer quelle espèce d’embarras éprouvent les philosophes à définir le hasard. La nature de cette idée est telle que les essais de définition aboutissent constamment à des formules négatives et non positives. Le hasard apparaît, non comme ce qui est, mais comme ce qui n’est pas : il n’est pas voulu, il n’est pas prévu, il n’est pas bien d’autres choses encore... Or, définir négativement une chose, c’est ne pas la définir : autant essayer d’étreindre un nuage mouvant.
Qu’est-ce qu’un événement qui n’est ni voulu ni prévu ? Quelle est sa nature ? En quoi diffère-t-il des événements qui n’ont pas ce double caractère ? Voilà la question que le Sphinx pose à l’homme. Jetons un regard rapide sur les réponses que les philosophes ont tenté de faire.
Une première formule, assurément la plus grossière et dont les esprit superficiels peuvent seuls se contenter, prétend résoudre le problème en disant que le hasard est l’absence de cause. Il y aurait des faits sans causes et il est bien clair que ces événements derrière lesquels rien n’existe ne sauraient être prévus. C’est la réponse que fera un enfant à qui lui demande pourquoi la pièce tombe sur pile plutôt que sur face : elle tombe ainsi, dit-il, parce qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle tombât autrement; son mouvement était complètement indéterminé.
Réponse inadmissible entre toutes et contre laquelle Stuart Mill a déjà protesté. L’idée d’un fait sans cause, surgissant spontanément des ténèbres extérieures, est contredit par toute l’expérience et fait hurler la raison. Celle-ci nous montre que la chute de l’écu a des causes déterminantes nombreuses dans l’ordre mécanique et que c’est la complexité même de ces causes, non leur absence, qui empêche d’en prévoir l’effet. Le mouvement de la pièce est déterminé par la force de l’élan initial, par la trajectoire de la main, par la direction du jet, par la résistance de l’air, par la pesanteur, par la forme de la pièce, etc. Tous ces antécédents sont d’ordre mécanique, donc calculables, mais leur enchevêtrement rend si complexe le problème, crée une fonction dépendant d’un si grand nombre de variables, que les mathématiques ne peuvent l’analyser, non plus que la mécanique expérimentale ne permet de mesurer les forces initiales qui entrent en action. Le problème est théoriquement soluble, tout en dépassant pratiquement l’art humain.
Une autre preuve que le phénomène n’est pas dépourvu de causes c’est qu’il est soumis à des lois. On sait que si le jeu de pile et face se répète un grand nombre de fois, le nombre des résultats pile tend à égaler le nombre des résultats face ; en supposant un nombre infini d’expériences, les deux chiffres seraient égaux. C’est ce que les mathématiciens expriment en disant que la probabilité de la chute sur pile ou sur face est de 1/2. De même la probabilité d’amener le chiffre 6 en jetant un dé sera de 1/6. Cette loi, dite loi des grands nombres, prouve que si chaque résultat du jet de dés n’est pas déterminé pour l’homme, l’ensemble des résultats est déterminé et soumis à une loi. Si le résultat de chaque jet était sans cause, nous serions en présence du désordre, de l’imprévision complète et le calcul des probabilités ne serait pas possible.
Cette première conception du Hasard, étant écartée, nous en rencontrons une deuxième, plus savante d’apparence, aussi vide de fond, qui fut imaginée par le philosophe Cournot et qui jouit d’un assez grand crédit pour avoir les honneurs du dictionnaire. Le hasard serait la coïncidence de deux faits indépendants dans l’ordre de la causalité. Ainsi, la chute du chat est un fait ayant toute une série de causes déterminantes. La marche du pâtissier est un autre fait ayant également sa série d’antécédents. Le hasard consiste en ce que ces deux faits se sont rencontrés en un même point de l’espace et du temps, sans qu’il y ait eu entre eux de rapport de causalité. La marche du pâtissier n’ayant pas causé la chute du chat et la chute du chat n’ayant pas provoqué la marche du pâtissier (1).
À la première vue, cette définition du hasard paraît échapper à la critique que nous adressions à la définition précédente. D’une part, elle ne rompt pas la chaîne des antécédents et des conséquences, elle ne recourt pas à l’hypothèse absurde de quelque chose causé par rien. D’autre part, elle affecte une allure positive et non plus négative : le hasard apparaît comme une coïncidence, comme la rencontre de deux faits. Forme trompeuse : la définition du philosophe Cournot est aussi négative en réalité que celle de l’ignorant qui parle de l’absence de cause. Car l’essentiel, dans cette définition, ce n’est pas l’idée de coïncidence : il y a des infinités de coïncidences sans hasard, – c’est l’idée que les deux faits coïncidant sont sans rapport causal, indépendants l’un de l’autre. Remarquons qu’il pourrait en être autrement : par exemple le pâtissier aurait pu provoquer volontairement la chute de l’animal en lui lançant une pierre : on ne saurait alors parler de fait fortuit. Le hasard est donc défini comme l’absence d’un certain lien qui aurait pu exister. Donc le hasard est encore présenté négativement, comme étant l’absence, le défaut de quelque chose. Et c’est sur ce point que la conception classique du hasard s’affirme vulnérable.
Une première observation qui s’impose est qu’on ne saurait prouver une proposition négative. On peut essayer de démontrer qu’une chose est ; on ne peut pas affirmer qu’une chose n’est pas, à moins de se prétendre omniscient et capable d’embrasser tous les phénomènes de l’Univers. Donc, la définition du hasard est une simple hypothèse à jamais indémontrable. Le philosophe peut dire : je ne perçois, je ne conçois aucun rapport entre le fait A et le fait B ; il n’a pas le droit de conclure que ce rapport n’existe pas. Et, du coup, voici la notion de hasard reléguée parmi l’essaim des rêveries humaines.
Mais avançons plus loin dans les ténèbres et, en supposant démontrée l’absence d’un lien causal dans l’interférence de deux chaînes de phénomènes, essayons de voir à quelle conception du monde répond cette notion. Si la logique nous conduit à un résultat absurde, nous serons bien forcés de faire machine arrière et d’abandonner l’hypothèse gratuitement admise.
L’hypothèse que nous admettons provisoirement signifie d’abord que A n’a pas causé B et que B n’a pas causé A : nous avons admis, dans l’exemple du chat, que cette double proposition correspondait bien à la réalité. Mais elle a encore une portée plus lointaine, qu’on y prenne garde ! Elle suppose que le fait A et le fait B ne sont pas tous deux dans la dépendance d’un troisième fait C, qui leur constituerait un antécédent commun. Reprenons l’exemple de l’éclipse qui est ici probant. La position du soleil, celle de la terre, celle de la lune, ne sont pas directement la cause l’une de l’autre, puisque ces astres se meuvent chacun suivant sa loi propre. Mais les trois mouvements dépendent d’une même loi supérieure, qui est la loi de gravitation du système solaire. Ils ne sont pas indépendants, ils sont fonction l’un de l’autre et c’est pourquoi le savant ne saurait considérer l’éclipse comme due au hasard, alors que le sauvage formera volontiers cette hypothèse, parce qu’il ignore la loi de gravitation. En d’autres termes, pour qu’il puisse exister dans le monde deux séries causales absolument indépendantes, il faut que le monde ne comporte pas un point central, car, au point central, toutes les séries causales se rencontrent et se recoupent nécessairement. Mais alors, ce n’est plus deux séries de causalité qui sont en état d’indépendance, c’est une infinité de séries et nous sommes conduits à considérer que le monde n’a ni ordonnance ni plan, car toute ordonnance exclut l’idée d’indépendance des phénomènes. C’est ici un dilemme : ou bien le monde est ordonné et il n’y a point de place pour deux séries affranchies de l’ordre général, – ou bien le monde est un pur chaos, composé de phénomènes rangés en ligne droite, en chaînes d’antécédents et de conséquences qui se croisent en tous sens, sans origine et sans fin communes. Nous aboutissons, en définitive, avec l’explication de Cournot, à la même conception chaotique du monde qu’avec l’hypothèse du phénomène sans cause ; nous avons seulement fait un plus long détour pour nous heurter au mur de l’absurdité. Or, l’hypothèse du chaos universel contredit toutes les observations de la sciences, qui montrent qu’un végétal, un animal, un monde, sont des créations ordonnées sur un plan dont nous percevons au moins les grandes lignes et où nous discernons le jeu des causes finales qui tendent à des buts déterminés (2).
Nous tenions à montrer que la conception classique du hasard telle que l’a formulée Cournot conduit logiquement à l’hypothèse du chaos universel.
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(1) « Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres sont ce qu’on nomme des événements fortuits ou des résultats du hasard ». (Courtot : Essai sur le fondement de nos connaissances, Paris 1851, p. 30) – « L’idée du hasard est celle du concours des causes indépendantes pour la production d’un événement déterminé ». (Courtot : Exposition de la théorie de chances et des responsabilités, Paris 18-43, p. 437.).
(2) À propos de l’hypothèse du chaos engendrant le monde par une combinaison fortuite, rappelons l’amusante anecdote attribuée à Képler et que rapporte Rebière dans son ouvrage intitulé, Mathématiques et mathématiciens, Paris 1893. « Hier, raconte Kèpler, fatigué d’écrire et l’esprit troublé par des méditations sur les atomes, je fus appelé pour dîner et ma femme, Barbara apporta sur la table une salade. – Penses-tu lui dis-je, que si, depuis la Création, des plats d’étain, des feuilles de laitue, des grains de sel, des gouttes d’huile et de vinaigre et des fragments durs flottaient dans l’espace, le hasard pût les rapprocher aujourd’hui pour former une salade ? – Pas si bonne, à coup sûr, me répondit ma belle épouse, ni si bien faite que celle-ci ».
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