par André Lalande
Il publia peu après son premier volume, une élégante plaquette de vers, sous le titre Turris Eburnea. « Sur le seuil », « Les sept degrés », « Les douze paliers », « Les trois terrasses », « Le Trône suprême », telle est l’architecture symbolique du livre, qui monte de la vie banale au triomphe de l’occultisme mystique, mais agissant : « Savoir ; oser ; vouloir ; se taire ». Aussi ce dernier poème se réduit-il à un titre : « Le Sphinx », que suivent deux lignes de points...
Mais ce n’est là que la forme extérieure de l’ouvrage, dont on trouvera plus loin une étude et une appréciation détaillées par son ami Jules Legras. Plutôt que de louer ici la plénitude musicale du vers, la variété des rythmes, la richesse et la fraîcheur des images, il vaut mieux en citer un fragment.
Enfant, ton geste est grave et ta démarche fière ;
Tu sembles conserver en ton cœur dédaigneux
Un secret éternel qui l’attriste, et tes yeux
Sont ouverts sur la nuit où veille mon mystère...
Va, poursuis ton voyage et garde tes secrets.
Mon âme s’est trempée à des sources trop claires
Pour avoir soif encor des ivresses vulgaires
Et d’un leurre d’amour plus vain que des regrets.
Comme un soleil de mars éclaire sans tiédeur,
Comme une voix d’ami berce sans émouvoir,
Aux lueurs de ton pâle amour, j’ai pu savoir
Que mon cœur était mûr pour l’œuvre du Seigneur.
Dans le courant de 1893, il quitta l’appartement de son frère pour aller s’établir en commun, avec quelques camarades qui partageaient ses idées, ses goûts, son intérêt pour l’occultisme, dans une maison de la rue Durand-Claye, près d’Ouest-Ceinture. Son ami le docteur Durand vint aussi se loger près d’eux l’année suivante. Sous l’influence du Dr Encausse, Emmanuel Lalande s’était intéressé vivement à l’homéopathie, et l’un de ses commensaux, Abel Thomas, étudiant en pharmacie, était à la fois alchimiste et homéopathe. Il en étudia la doctrine et la pratique, fit des essais qui réussirent, rencontra aussi quelques échecs, mais non pas tels qu’il les jugeât rédhibitoires. Si certains des homéopathes qu’il fréquenta lui donnèrent plus tard des déceptions par la négligence sceptique qu’ils apportaient aux préparations officinales, le Dr Lalande se refusa toujours à ne voir qu’illusion ou charlatanisme dans la doctrine d’Hahnemann, et dans ses succès, des effets de suggestion. Il attribuait aux principes eux-mêmes une réelle valeur médicale, en cherchait des applications, s’efforçait de déterminer leur domaine légitime à côté des procédés de la médecine courante.
Reçu dans un très bon rang Externe des Hôpitaux, le favoritisme et les passe-droits dont il avait été témoin – dont il eut même à se plaindre personnellement dans une circonstance importante de sa vie d’étudiant – l’avaient détourné de la voie des concours. L’indépendance extrême de son caractère et de ses idées, son goût très vif pour les recherches en dehors des sentiers battus, ne pouvaient s’accorder avec la préparation de l’Internat. Il n’en fût pas moins très apprécié de certains de ses maîtres, particulièrement du Professeur Chauffard qui, longtemps après l’avoir eu pour élève, parlait encore de lui en termes chaleureux. Il se contenta donc de passer son doctorat, au début de 1896. Mais tandis que pour la plupart des futurs médecins, la thèse est une formalité dont on s’acquitte en rédigeant en quelques semaines une brochure de quatre ou cinq feuilles, le Dr Lalande apporta à son jury un volume de 192 pages sur un médecin et alchimiste du Moyen Âge, Arnaud de Villeneuve, qui l’avait attiré par son double caractère de novateur, tourné vers nos découvertes récentes, et l’occultiste, héritier d’une longue tradition. On lira plus loin une étude approfondie sur cet ouvrage, pour lequel il reçut une des médailles d’argent attribuées par la Faculté aux meilleures thèses de l’année.
Une fois docteur, Emmanuel Lalande n’exerça pas immédiatement : il participa d’abord à une tentative pour créer une sorte de petit phalanstère dans lequel une partie du jour eût été consacrée au travail manuel, le reste à la méditation, à l’art, à des recherches théoriques et expérimentales sur les sciences occultes. On chercha d’abord une maison appropriée à Perros-Guirec ; mais elle était difficile à trouver. Sur ces entrefaites, un des futurs associés, le comte Philipon, se maria et renonça à l’entreprise. D’autres difficultés surgirent qui achevèrent de la dissoudre. Le jeune docteur chercha sa voie de différents côtés : il alla passer deux mois près de son ami le Dr Durand, alors installé à Rosny-sous-Bois ; puis il partit pour St-Tropez, dans le Var, afin d’y rejoindre Signac et de voir s’il pourrait trouver une clientèle dans cette petite ville qui lui plaisait beaucoup ; mais cette tentative fut très provisoire. Sa famille lui conseillait vivement de venir s’installer à Grenoble ; les relations qu’il y avait déjà, et celles de ses proches, lui auraient aisément assuré une carrière honorable ou même brillante. Lui-même aimait beaucoup le Dauphiné ; l’alpinisme, nous l’avons vu, était un de ses sports favoris. Mais son horreur d’être encadré, sa crainte des liens ténus, mais résistants, que tissent la parenté et le milieu social, furent plus forts que toutes ces raisons. Il refusa. Il se rapprocha pourtant de Grenoble en venant se fixer à Lyon, sur le conseil de Papus, qui voulait procurer un coadjuteur pourvu de grades médicaux bien en règle à cet homme extraordinaire, et doué d’une influence pour ainsi dire miraculeuse qu’on appelait le Dr Philippe. Emmanuel Lalande, mis en relations avec lui, s’était presque aussitôt attaché à cette puissante personnalité par une sympathie et une admiration telles qu’il n’en avait encore éprouvé pour personne. M. Philippe n’était pas seulement un guérisseur-né, comme il s’en trouve de temps en temps, et qui grâce à une faculté psychophysiologique encore inexpliquée par la médecine moderne, réalisent des cures aussi réelles que surprenantes. Il les dépassait infiniment par son profond sentiment des forces inconnues, de la présence de Dieu et de son inspiration, en même temps que par son autorité morale sur son entourage et sur les malades qui venaient le consulter en foule. Le spectacle de cette action faisait comprendre à ceux qui y assistaient, fût-ce en simples observateurs, ce que purent être les Prophètes entourés de leurs disciples, il faudrait presque dire le Christ au milieu de ses Apôtres. C’est en mémoire de lui, et pour aider à les comprendre l’un par l’autre, que le Dr Lalande écrivit plus tard Cagliostro, le Maître Inconnu, et qu’il publia son Évangile de Cagliostro. Dans le premier de ces ouvrages, qui n’a pas toujours été pris comme l’auteur l’aurait voulu, il ne faut pas chercher un travail d’érudition historique, une critique des documents suivant les règles précises qu’ont établies peu à peu les techniciens depuis Daunou, et telles qu’on les trouve résumées, par exemple, dans le livre de Langlois et de Seignobos : c’est d’une interprétation morale et psychologique qu’il s’agit. Non que l’histoire y soit volontairement négligée, ou qu’elle serve à des broderies fantaisistes, comme celles d’Alexandre Dumas ou des auteurs de vies romancées. Il l’utilise, telle qu’il l’a trouvée dans les ouvrages existants, pour reconstituer son héros par intuition, à la manière de Michelet. On le lui a reproché : c’est ne pas comprendre son intention ni le caractère de son œuvre. Bien qu’il ne néglige pas les documents ou les textes, ce sont la vérité du caractère, son relief et son sens qui lui importent, beaucoup plus que l’exactitude objective du détail.
En arrivant à Lyon, le jeune docteur trouvait donc le milieu le plus sympathique et le mieux disposé à l’accueillir. Il se logea rue Tronchet, aux Brotteaux, tout près de la rue de la Tête d’Or, où M. Philippe avait sa maison, largement ouverte à tous ceux qui avaient besoin de lui, et dont la foule disparate remplissait parfois la cour ou le grand salon aux heures d’affluence. C’était un spectacle émouvant de le voir aller de l’un à l’autre, les réconfortant ou les morigénant, redressant les âmes en même temps qu’il soignait les corps. Né en Savoie, dans une condition modeste, il avait épousé Mlle Landar, d’une importante famille industrielle de Lyon, qui lui avait apporté plus qu’une large aisance : plusieurs maisons en ville, et sur les hauteurs de l’Arbresle, le domaine de Collonges, le Clos-Landar, dont le château, la vaste terrasse et les beaux platanes dominent l’entrée du tunnel où passe l’ancienne « ligne du Bourbonnais ». De cette fortune, M. Philippe usait surtout pour les autres, faisant remettre discrètement ou portant lui-même à ses malades pauvres des secours ou des médicaments. Bien qu’il ne réclamât jamais d’honoraires, il fut à plusieurs reprises en difficultés avec la justice ; car s’il avait fait quelques études techniques, il ne possédait pas de diplômes réguliers, et les médecins lyonnais l’attaquèrent plus d’une fois pour exercice illégal de la médecine. Un procureur de la République, témoin de sa réelle puissance de guérisseur, et qui savait le bien qu’il faisait, le préserva pendant quelques années de toutes poursuites. Mais son départ l’exposa de nouveau aux attaques et aux procès. Il y avait dans sa manière de vivre, dans ses fréquentations, quelque chose d’un peu bohème et populaire qui prévenait contre lui les magistrats et la bourgeoisie lyonnaise, et qui donnait beau jeu aux plaintes médicales. Le Dr Lalande, au contraire, ne s’arrêtait pas à ces singularités : il voyait en lui un Maître, qui lui transmettait la lumière d’un monde spirituel supérieur, un conseiller précieux, un ami respecté. Il était heureux, en l’assistant dans ses consultations, en validant ses ordonnances, de le mettre à l’abri des difficultés légales. M. Philippe, d’autre part, sentait, avec sa grande pénétration, la valeur exceptionnelle d’un pareil disciple. À son attachement se joignait pour son jeune collaborateur, malgré la différence des âges, une considération dont il n’était pas prodigue. Bien que le Dr Lalande eût sa clientèle personnelle, et qu’il eût été, entre temps, nommé médecin de l’Hôpital St-Luc, c’est auprès de la famille Philippe qu’était le centre moral de sa vie. Il avait été accueilli comme un fils par Madame Philippe, douce et distinguée, toute dévouée à l’œuvre de son mari, et par sa mère, Madame Landar, qui gardait sous ses cheveux blancs le caractère, le jugement, et même quelque chose de la beauté qui avaient autrefois attiré et fixé l’attachement de M. Landar, alors qu’elle-même était sans fortune, et d’un milieu inférieur au sien. M. et Mme Philippe avaient une fille, d’une nature simple et affectueuse, bien éloignée de toute préoccupation littéraire ou philosophique, mais tendrement attachée à ses parents, élevée dans l’admiration de son père,et prête à aimer son disciple préféré. Que devait-ce être, quand celui-ci, grand, élégant, distingué, joignait à la finesse de son esprit une séduction personnelle qui lui avait valu déjà bien des admiratrices ? Le Dr Lalande, de son côté, au milieu de sa vie active et fatigante, de ses préoccupations, de ses espoirs, de ses doutes scientifiques ou doctrinaux, trouvait dans son affection naïve, dans la fraîcheur et l’extrême jeunesse de son caractère, un repos, un délassement, une détente morale qui lui plaisaient infiniment.
Leurs fiançailles furent une joie pour toute la famille Philippe. M. Lalande père en fut moins charmé, et quelque peu inquiet : son fils, lui annonçant cette nouvelle, n’avait-il pas écrit que là étaient son bonheur et sa destinée, mais qu’il se rendait compte de l’extrême différence des milieux, des habitudes de vie, des manières de penser entre son ancienne et sa nouvelle famille ? Toutefois, ajoutait-il, si vous pouvez les supporter, ils seront heureux de vous accueillir. Ce fut cette dernière hypothèse, présentée d’une manière si dubitative, qui pourtant se réalisa. L’inspecteur d’Académie, que son fils croyait plus bourgeois et plus positif qu’il n’était, avait lui aussi un fond de mysticisme – rattaché à des conceptions religieuses et philosophiques plus traditionnelles sans doute – mais que le caractère et la personne de M. Philippe intéressèrent au plus haut point. Il aurait souhaité pour son fils un milieu régulier, il aurait certainement préféré une belle-fille intellectuelle ; mais il apprécia sa discrétion, son caractère affectueux, sa simplicité, le charme de ses yeux bleus. Aucune opposition morale ne fut faite par lui. Le mariage eut lieu le 2 septembre 1897. L’invitation, de forme originale, portait au lieu d’initiales un médaillon carré, où s’avançait sur une eau tranquille un cygne rayonnant de lumière. En exergue, ces mots si bien appropriés, et qui par une réussite surprenante formaient l’anagramme exact des prénoms des mariés : Cui lumen, ei et amor.
André Lalande (son frère), Marc Haven, Ed. Pythagore, 1934 Référence origine texte
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