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À leur premier départ de Lyon, Monsieur Philippe vint chercher Mme Marshall et sa mère pour les accompagner à la gare, en donnant des messages à Mme Marshall pour les transmettre au Dr Encausse. L’hiver qui suivit, Monsieur Philippe vint les voir chez les Encausse et ils firent la connaissance de Mme Philippe qui l’accompagnait. Ce ne fut que vers l’automne de 1900 que, invités à l’Arbresle, ils y firent la connaissance du Docteur et de Madame Lalande.
Au cours de ces visites, qui se répétèrent, Mme Marshall ne voyait presque pas le Docteur, qui les reconduisit pourtant à pied à la gare avec Monsieur Philippe. Elle causait plutôt avec ces dames, ou bien était retenue auprès de son Maître, tandis que M. Lalande causait avec M. Marshall, ou bien encore jouait au croquet avec sa femme et d’autres invités. À table, lorsque la conversation n’était pas générale, c’était Monsieur Philippe qui parlait, se levant parfois de sa place et semblant oublier, dans sa vivacité, le lieu où il se trouvait. Le Docteur Lalande écoutait en souriant.
M. Marshall, de nationalité anglaise, après quelques années passées comme directeur d’une usine de machines agricoles au fond d’une province perdue de la petite Russie avait cherché à retrouver un emploi en Angleterre. Mais il ne trouvait rien à son goût et sa femme se plaisait fort peu en Angleterre, où tout était contraire à sa nature et où ils avaient fait plusieurs séjours dans la famille de M. Marshall, pendant les vacances d’été. Ils passèrent l’hiver 1900-1901 à l’hôtel, à Lyon, où Monsieur Philippe, ainsi que ces dames, vinrent les voir plusieurs fois. Ces dames auraient vivement désiré voir un bébé dans la famille et Mme Lalande s’intéressait au fils de Mme Marshall, qui n’avait alors que quelques mois. Cette dernière avait demandé à Monsieur Philippe de ne plus avoir à s’éloigner de Lyon, et, au printemps, la famille s’installa dans une propriété de Sathonay-village où ils avaient loué un chalet, tandis que M. Marshall trouvait une occupation à Lyon et y descendait tous les jours. Aussi ce fut dans le courant de cet hiver que Mme Marshall assista le plus souvent aux séances et fut reçue par Monsieur Philippe et par sa famille chez eux, rue Tête d’Or, après les séances, ainsi que les jours de fêtes ou les dimanches. Là encore elle entrevit parfois le Docteur Lalande. Un soir, sur l’invitation pressante de M. Marshall, il vint dîner chez eux à l’hôtel, accompagné de Mme Lalande. Extrêmement correct, fort aimable, mais distant, il intimidait plutôt à première vue malgré la vivacité de sa nature, qui se traduisait parfois par un mot ou par un geste vis-à-vis des siens, même en présence d’invités étrangers à sa famille. Un jour notamment, jouant au croquet sous les platanes, on le vit enlever à bout de bras sa femme, qui était frêle et mignonne ; pour la faire tournoyer autour de lui comme une enfant, un sourire joyeux aux lèvres.
Dans l’entourage de la famille Philippe, on décrivait le Docteur comme étant très pessimiste, morose même, et surtout craignant toute invasion dans sa famille, fort jaloux de son intérieur. Il y avait là de quoi paralyser Mme Marshall vis-à-vis de lui pour bien longtemps. Pourtant, sans se connaître davantage, ils étaient convaincus l’un et l’autre que chacun d’eux plaçait Monsieur Philippe au sommet de son cœur. Il ne faut pas perdre de vue qu’un sentiment ardent, quel qu’il soit, masque par sa nature même la réalité objective de ce qu’on éprouve ou de ce que l’on entend. Ce n’est que par un travail impersonnel et continu qu’on arrive à rendre à un fait ou à une parole sa valeur initiale. Pour ceux qui aimaient leur Maître, l’admiration même qu’ils lui portaient, la joie de le voir, de l’entendre, les empêchaient parfois d’approfondir ce qu’il disait. L’âme en fête ne désirait plus rien et combien de fois leur est venue à l’esprit la parole de Pierre : « Maître, il est bon que nous soyons ici, dressons trois tentes ». À d’autres moments les soucis de la vie, tant les siens que les leurs, devenaient accablants et on faisait sa route péniblement parmi les obstacles. Parfois aussi il fallait faire le sacrifice de sa présence en faveur d’autrui et supporter ainsi, après une longue attente, d’être privé de lui parler. M. Marshall n’aimait guère tout ce qui était en dehors des domaines connus ; aussi finit-il par demander à sa femme quel avantage ou quel agrément elle pouvait trouver à ses entretiens avec Monsieur Philippe. Sur sa réponse qu’elle se sentait toujours plus près de Dieu lorsqu’elle avait pu l’approcher ou s’entretenir avec lui, son mari lui dit qu’elle était la seule personne qui avait pu lui répondre quelque chose d’admissible à ce sujet. Il ne voyait pas avec plaisir qu’on allât souvent aux séances de la rue Tête d’Or ; aussi sa femme n’assista presque plus à ces dernières après la première année : elle voyait Monsieur Philippe chez lui ou chez elle, ou bien encore dans son laboratoire de la rue du Bœuf.
Le Docteur conduisait une Serpollet que les Grands Ducs de Russie avait offerte à Monsieur Philippe ; et M Marshall, qui possédait une Berliet, avait grande envie de pouvoir causer à loisir des deux voitures en les ayant sous la main. Comme il voyait le Docteur plus facilement, allant tous les jours à Lyon, il lui demanda de venir passer un dimanche à Sathonay en y amenant toute sa famille. Le Docteur ayant dit qu’il ne pouvait rien promettre avant de savoir si cela convenait à son beau-père, Mme Marshall attendit la réponse avec anxiété. Et lorsqu’ils eurent la joie de les recevoir le dimanche suivant, Monsieur Philippe lui dit qu’il avait répondu au Docteur : « Mais mon Dac, (il appelait ainsi le Docteur Lalande), quand il s’agit d’aller là-bas, tu n’as pas besoin de me demander, j’irai tous les dimanches si tu veux. » Ce n’est pas toujours lorsqu’on vit dans la même famille qu’on se voit le plus : le Docteur Lalande disait plus tard à Mme Marshall que, quoique prenant le train ensemble tous les jours matin et soir pour aller de l’Arbresle à Lyon, il lui était arrivé de passer des huit jours entiers sans échanger une parole avec Monsieur Philippe. En parlant de séparation, ce dernier lui dit que ceux qui ne vivaient pas ensemble pouvaient être toujours unis, tandis que ceux qui étaient toujours réunis ne l’étaient souvent qu’en apparence. Traversant une foule la nuit, en songe, avec son Maître, Mme Marshall lui demanda de passer inaperçue, il la regarda avec pitié et lui répondit que cela n’était pas difficile, parce que les gens ne voyaient pas. Il avait coutume de l’avertir de ses grands déplacements et, lorsqu’il dût partir pour la Russie une seconde fois, ne pouvant venir lui-même comme il l’avait fait à l’hôtel à Lyon, il envoya le Docteur Lalande chez elle à Sathonay. Là, elle le vit seul et le trouva tout différent. Il avait perdu sa manière d’être habituelle. Avait-il été influencé par le fait que celui qu’il aimait l’avait envoyé, lui si occupé aussi, porter un mot d’adieu à Mme Marshall et prendre congé d’elle – car il devait, avec Mme Lalande, accompagner Monsieur Philippe à ce second voyage à la cour de Russie – ou bien la prévision d’une longue absence le rendait-elle plus doux, le fait est que Mme Marshall garda de cette visite une impression différente du Docteur. Quelque chose de son âme rêveuse et tendre avait percé l’écorce et lui était apparu.
Une autre personne venait régulièrement à Sathonay de la part de son « Bon Maître » ; c’était Berthe Mathonet, la fidèle gardienne de son laboratoire. Après avoir assez mal reçu Mme Marshall aux rendez-vous que lui donnait Monsieur Philippe, elle s’était complètement attachée à elle, l’appela sa sœur, la tutoya et demanda au Maître la permission de l’appeler par son nom de Marie. C’est à cette Berthe Mathonet qu’il dit un jour, lorsque, découragée, elle ne voulait plus faire une chose, se demandant si cela en valait la peine, que si quelqu’un avait encore quelques plançons à planter, dût-il savoir que le monde entier finirait le soir même, il devrait encore les planter le matin, pour être un enfant du ciel. Le ravissement d’entendre parler le Maître était tel qu’on ne pouvait réaliser immédiatement tout ce que comportait sa parole. Il dit un jour au Docteur Encausse qu’il comprendrait dans deux ans seulement ce qu’il venait de lui dire, et Mme Marshall entendit le Docteur Lalande contester plusieurs fois des choses qu’il affirma par la suite lui-même avec la plus entière conviction.
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Madame Emmanuel Lalande, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 76-82
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